Si tout comme Hulk, Thor est un super-héros colérique, son adoucissement ne suit ni le schéma classique de la relation amoureuse, ni celui des jeux d’enfant mais prend la forme d’une dialectique de la perte et de l’élévation. D’un film à l’autre, nous assistons à ses pertes successives : de son pouvoir, de sa mère, de son amour, de son marteau Mjolnir, de sa planète puis de lui-même. Aucun autre des Avengers n’a autant perdu que lui. Même le Captain America qui croit avoir tout laissé derrière lui après son sacrifice trouve encore une issue en retournant dans le passé à la fin d’Endgame pour vivre une vie normale auprès de la femme qu’il aime. Cependant, chaque perte incarne aussi une promesse d’un gain et d’une élévation morale car chaque perte est une occasion pour Thor d’intégrer une part de lui-même. En cela, cette dialectique fait de lui à la fois le héros le plus aristocratique et le plus tragique de l’épopée. Le plus aristocratique puisqu’il peut briller seulement dans la chute, le plus tragique puisque cette chute est suspendue au-dessus de lui comme un destin. En d’autres termes, Thor demeure profondément aristocratique parce que tragique mais aussi profondément tragique parce qu’aristocratique. Il est condamné à disparaître un jour, ainsi que son monde pour rejoindre enfin l’univers éternel des mythes. En attendant, que d’aventures nous sont promises !
Dans le premier épisode de la trilogie, Thor (2011) nous présente in medias res la chute du dieu avant de reprendre une narration plus linéaire de la légende d’Asgard et de son combat contre les Géants de glace jusqu’aux causes qui ont provoqué le bannissement de Thor. Par ce procédé scénaristique, les mythologues Marvel nous montrent toute l’importance du thème de la perte non seulement pour le film mais aussi pour toute la trilogie Thor. Plus encore, ce moyen permet d’ancrer le mythe dans notre monde contemporain tout en rappelant qu’il s’agit d’un mythe puisqu’il est raconté par Odin lui-même à l’adresse de ses deux fils, Thor et Loki, à travers sa voix-off. La fin du récit mythique nous révèle la présence des trois personnages devant le coffre de glace, source du pouvoir magique des Géants de glace, enfermé désormais dans la salle des trésors d’Odin après leur défaite. Il est à noter que Thor apparaît pour la première fois ici sous les traits d’un enfant, ce qui nous indique d’amblée l’immaturité du personnage.


La tragédie familiale est ainsi posée : son intempérance qui frôle l’arrogance sera à l’origine de sa chute aussi bien que de la jalousie de Loki qui servira de moteur de l’intrigue. D’ailleurs, la séquence qui suit immédiatement ce conte montre le couronnement de Thor, son jour de gloire, mais qui sera ruiné par une attaque surprise des Géants de glace afin de récupérer leur précieux coffre. Tentative vouée à l’échec car la relique est lourdement gardée par un Destructeur, un robot quasi-indestructible. Impatient de répondre à ce qu’il considère comme une provocation, Thor veut lancer sans tarder une expédition punitive sur Jotunheim, la planète des Géants de glace, sans savoir qu’il s’agit d’un tour que son frère lui joue. Malgré l’interdiction d’Odin qui n’a aucune envie de déclencher une nouvelle guerre, le Dieu du Tonnerre va mener sa petite troupe au cœur de ce monde glacé sous prétexte de découvrir la vérité. Or ce qui devait arriver arriva.


Durant la séquence qui suit, Thor, ivre de combat, ne connaît plus de limite et commence à fracasser tout ce qui se présente devant lui. Son attitude tout à fait puérile devant pareilles circonstances causera sa chute. Sauver de justesse par l’arrivée soudaine d’Odin alors qu’il est encerclé par les Géants de glace, il ose pourtant se montrer critique et agressif envers son père. Incapable de discerner clairement entre la prudence et la crainte, entre le courage et la témérité, il ne mesure plus ses propos et traite Odin de vieux fou. Prenant conscience à quel point son fils peut être égoïste et vaniteux, Odin décide de lui retirer tous ses pouvoirs et de le bannir sur Terre. Ce séjour terrestre, loin d’être une punition, représente en vérité une chance pour le super-héros de faire l’expérience de l’impuissance et de la finitude humaine pour enfin comprendre la véritable valeur de la puissance et apprendre la tempérance et la douceur si nécessaire au guerrier de la deuxième fonction. Toutefois, dans la suite, le film n’hésite pas à humilier le super-héros et à ridiculiser sa suffisance et son amour propre. Dès son arrivée sur Terre, ou Midgard comme il l’appelle, Thor est percuté par la voiture de Jane Foster, une astrophysicienne, qui fait des recherches sur les phénomènes astraux dans le désert du Nouveau Mexique. Comme si cette double chute n’était pas assez douloureuse, le guerrier jadis magnifique et éblouissant se fait facilement étendre par Darcy, la stagiaire, qui l’électrocute avec un taser dans un moment de panique. La chute se poursuit de plus belle lors du réveil de Thor à l’hôpital où une autre scène d’humiliation lui est réservée.


Ces chutes successives a pour but de faire intégrer dans le corps même du super-héros, ce corps si indestructible, sa faiblesse et sa finitude. Peu à peu, Thor prend conscience de ses limites. Recueilli par Jane et le Dr Erik Selvig après son réveil, il reconnaît de lui-même que sa forme mortelle s’affaiblit et a besoin de nourriture. Cependant, cette sensation de faim n’est que temporaire et facilement assouvie, ce qui ne suffit pas à lui déciller les yeux tant la force des habitudes reste puissante comme le montre ses manières quelques peu fracassantes et impérieuses dans le restaurant. Il lui faut chuter plus douloureusement encore lorsqu’il faillit à l’épreuve morale qu’Odin lui a préparée.



Cette déchéance, traitée à la fois sous l’angle comique puis tragique, doit toutefois être placée dans la perspective d’une dialectique de la perte et de l’élévation. L’impuissance du héros a pour fonction essentielle de provoquer un retour sur soi, une conversion du regard sur soi-même qui lui permet de se rendre compte enfin de ses erreurs, de son entêtement et de son égoïsme. La modestie qui en résulte lui confère une certaine douceur et sympathie qui étaient absentes de la moitié du film. A partir de ce moment, le personnage, désormais débarrassé de ses illusions, va pouvoir accomplir l’ascension vers lui-même, vers sa puissance véritable qui n’a jamais été autre que morale.


Le tragique et l’aristocratique se lient donc étroitement dans cette scène où l’extension cinématographique de l’espace et du temps sert de métaphore à la grandeur du sacrifice et du don généreux de soi. Choisir le moment de sa mort, la manière de mourir et sa cause a toujours été une des caractéristiques de la noblesse d’épée mais, plus qu’un acte de courage, cela demeure l’expression la plus haute de la liberté puisque l’homme aristocratique est capable de se débarrasser de tout, y compris de sa vie, pour des idéaux bien plus grand et absolument transcendant. La mort du héros correspond dès lors symboliquement à la disparition de son ego et de son petit moi étriqué pour pouvoir naître à nouveau, pourvu d’un esprit neuf, et d’être pleinement lui-même, c’est-à-dire d’être plus que lui-même.

Dans Thor : Le monde des ténèbres (2015), cette dialectique ne sera pas exploitée de manière aussi structurelle et religieuse que dans le premier volet. Le super-héros y apparaît au contraire comme un pilier inamovible capable de prendre en charge la défense des Neuf Royaumes (dont la Terre et Asgard) face à la menace d’engloutissement par des ténèbres déclenchée par les Elfes Noirs. En réalité, ce point ne fait que poursuivre l’évolution ascendante du personnage déjà esquissée dans le premier épisode : Thor, désormais débarrassé de son ego démesuré, peut donner toute la mesure de ses capacités et de ses talents de meneur d’homme et ce, même jusqu’à éclipser son père Odin qui semble être sur le déclin à la suite de la perte de sa femme, Frigga, dans une attaque surprise des Elfes sur le palais d’Asgard. En d’autres termes, l’enfant colérique et arrogant dans Thor est enfin devenu un adulte réfléchi, fiable et digne de confiance. Malgré la disparition de sa mère, le super-héros garde la tête froide et échafaude un plan audacieux visant à éloigner la menace pesée sur Asgard. Pour cela, il doit aller contre la volonté de son père. En effet, Thor veut libérer son frère Loki des geôles asgardiens car il compte sur son aide afin d’amener Jane Foster sur Svartalfheim, la planète d’origine des Elfes Noirs, dans le but d’extirper hors de son corps l’Ether, une des pierres d’infinité. Il pense ainsi pouvoir attirer leur chef, Malekith, loin des siens et le détruire au moment où il reprendrait contrôle de la pierre qui se logeait dans le corps de Jane. Le montage parallèle entre l’exposition de de plan d’évasion et son exécution insuffle une dynamique à l’action qui nous fait naviguer constamment de la théorie à la pratique. Cette astuce cinématographique fait la transition entre la phase passive des Asgardiens vers une phase active qui atteint son summum avec le combat contre les Elfes. De ce fait, même si la perte de sa mère n’implique pas la chute du héros, elle permet une fois de plus de dignifier Thor car il est le seul à résister à la douleur et à rester lucide contrairement à Odin qui paraît de plus en plus enfermé dans le passé et la gloire d’antan, incapable d’évoluer et de mener une guerre de mouvement. Le film inverse ici le schéma du premier Thor où la désobéissance du Dieu du Tonnerre au Père de toute chose était considérée comme un acte de folie provoquant sa chute. Son insubordination dans ce second volet devient au contraire une preuve de sagesse, issue d’une stratégie mûrement réfléchie. En d’autres termes, le fou est devenu sage et le sage fou. Ce jeu d’inversion entre folie et sagesse va encore plus loin lorsque Thor et Loki doit affronter ensemble le champion des Elfes Noirs, Kurse. Ce sera l’occasion pour le dieu malicieux de goûter à l’élévation après sa chute dans Avengers (2012).




La perte du Dieu de la malice lui permet donc, tout comme son frère, d’accéder à la gloire, avec toutefois une nuance de taille : tout ceci n’est qu’une mise en scène, qu’une représentation artistique. Comme s’il a pris son frère au mot, Loki fait le fou (foul) jusqu’au bout, au point de confondre (to foul) tout le monde, y compris son père Odin, avant de l’envoyer dans une maison de retraite située à New York et d’usurper son trône. Le jeu de miroir entre les deux frères est d’autant plus conforté par la mise en scène que Taika Waititi, le réalisateur du film, a demandé à des acteurs bien connus de jouer les « acteurs » de la pièce : Loki est incarné par Matt Damon et Thor par Luke Hemsworth, le propre frère de Chris Hemsworth, comédien attitré du super-héros Thor. A côté de l’aspect amusant et comique de la scène, ce procédé d’enchâssement insiste sur le lien particulier entre les deux frères qui s’aiment mais pourtant se haïssent. En fin de compte, nous pouvons voir dans l’un le double de l’autre grâce auquel chacun se libère du rôle divin qu’il semble vouloir se conformer. Les deux dieux forment ainsi un couple de frères rivaux qui, à travers leur antagonisme et leur réunion, vont pouvoir évoluer et s’apaiser mutuellement. En ce sens, la trilogie de Thor est aussi la trilogie de Loki et le grand architecte du Marvel Cinematic Univers, Kevin Feige, n’a pas hésité à l’affirmer dans l’un de ses interviews promotionnelles du film.
Pour revenir quelques instants à Thor : Le monde des ténèbres, plus qu’un jeu de miroir et de parodie, la dialectique de la perte et du gain représente en vérité le trait d’union entre les deux personnages. Pour pouvoir surprendre Malekith et ses sbires, les deux frères ont recours à une ruse : Loki doit faire semblant de trahir Thor et l’empêche de se servir de son marteau magique en lui coupant la main droite. Ce subterfuge de la perte nous offre plusieurs niveaux de lecture. D’abord, que Thor sait apprendre de Loki puisqu’il se montre aussi bon comédien que lui, ensuite que cette main perdue est pourtant le signe de la confiance retrouvée en son frère.


D’une certaine manière, le dieu malicieux est le symbole même du cinéma en tant qu’instrument du mythe. Non seulement parce qu’il incarne la puissance du mythe à faire du vrai avec du faux mais aussi grâce à son jeu de disparition et d’apparition, de séparation et de retrouvailles, de trahison et de confiance, l’intrigue de la trilogie Thor peut avancer. De plus, ce n’est pas un hasard s’il est le premier super vilain que les Avengers doivent affronter : par sa duplicité, il sépare les super-héros en instillant le conflit et la rivalité mais les réunit ensuite en leur donnant un but commun à savoir la vengeance. Véritable successeur d’Hécate, la déesse de la Lune, Loki est aussi lunatique (lunatic signifie fou en anglais) qu’extravagant et provocateur, personnage indispensable pour qu’il puisse y avoir un mythe.