Inventeur, principal fabricant et fournisseur d’armes à l’armée américaine, Tony Stark ressemble bien peu au héros antique au début d’Iron Man (2008). Le prologue le présente plutôt comme un milliardaire, playboy et hédoniste : protégé par un convoi de soldats américains lors de sa visite en Afghanistan, il essaie de détendre l’atmosphère dans le Humvee (The High Mobility Multipurpose Wheeled Vehicle) en plaisantant au sujet du malaise que provoque sa présence. Jouisseur, Tony est tout le contraire de ce que signifie son nom Stark (rigide ou austère). Manifestement, il fait peu de cas de la différence de fortune entre lui et ses gardes : tout comme Ulysse et ses compagnons, ils partagent la même traversée dans une certaine camaraderie. Mais à la différence de son ancêtre homérique, Stark se doit avant tout être cool. Il est remarquable que sa première apparition nous soit présentée par le biais d’un gros plan sur un verre de whisky on the rock tenue dans sa main, comme si la cool attitude était l’essence même de tout son être. Mais ce voyage à travers l’océan de sable afghan ne lui permettra pas de conserver sa frivolité, son insouciance et sa confiance naïve. Dès ce prologue, la fête est troublée par une attaque surprise des rebelles qui élimine un par un ses compagnons. Lui-même ne s’en sortira indemne : blessé par une rocket de shrapnels, il est fait prisonnier par un groupe terroriste. Ainsi, l’ouverture du film est conçue de façon à surprendre les spectateurs afin de les mettre en appétit et les attacher à ce tout nouveau super-héros. Cette chute reste d’autant plus marquante qu’après nous avoir montré in medias res l’attaque du convoi, le film revient 36h plutôt pour nous montrer un extrait bref mais condensé et représentatif de la vie hédoniste et frivole de Stark. La cassure chronologique introduit dans le déroulement narratif met dès lors en avant la place déterminante de cette expérience traumatique qui va métamorphoser le playboy bricoleur. Revenons par conséquent à la description du personnage avant sa conversion afin de mieux saisir l’importance de sa métamorphose à la suite de sa traversée du désert.

L’image de Tony Stark se confond donc avec celle d’une Amérique confiante en elle-même, convaincue de sa supériorité technologique, industrielle et avant tout idéologique. Le choix du nom de la récompense fictive, l’Apogee Award, appartient évidemment à la stratégie de la mise en scène puisqu’il souligne cette confusion en faisant de l’apogée du personnage aussi celle des Etats-Unis et réciproquement. Notons que l’intéressé lui-même est absent de cette cérémonie car il a très bien compris ce jeu d’autocongratulation de l’Amérique, d’où sa remarque ironique lors de sa sortie : « il faut rendre à César ce qui appartient à César », en remettant le trophée à un acteur déguisé en César qui se posait pour les touristes japonais au Caesar Palace de Los Angeles. Toutefois, il n’est pas allé jusqu’à remettre en cause le fonctionnement du système et l’idéologie triomphaliste américaine. Lors d’une interview impromptue accordée à une journaliste de Vanity Fair à la sortie du casino, il affirme, dans des termes assez provocateurs, « que le jour où la paix n’aurait plus besoin des armes, [il] fabriquerait brique et mortier pour hôpitaux pour enfant » pour ensuite lui expliquer son point de vue hérité de son père : « la paix ça veut dire en avoir une plus grosse que le voisin ». Cette formulation grossière illustre pourtant si justement le sens de la course aux armements durant la Seconde Guerre Mondiale et la Guerre Froide. Même si la chute de l’URSS a mis fin à cette escalade militaire, celle-ci n’a fait que confirmer cette logique puisque les Etats-Unis se sont vus vainqueurs de ce bras de fer aussi bien idéologique que tactique. Le raisonnement de Stark reste d’autant plus convaincant pour lui-même qu’il fait de toutes avancées technologiques en médecine et en agriculture des effets de recherches militaires. Derrière son cynisme apparent, son apologie révèle au fond sa naïveté et son inconscience vis-à-vis des problèmes techno-éthiques de nos sociétés modernes. Ce qu’il voit ne correspond qu’à la partie glorieuse et étincelante du tableau qui l’empêche de percevoir au-delà de ce voile doré. Sa confiance démesurée et aveugle dans la technologie appuyée par une idéologie triomphaliste va cependant voler en éclat lors de son séjour afghan. Tout comme Ulysse, le grand vainqueur de la guerre grâce à sa ruse du cheval de Troie, Tony Stark va connaître les véritables tempêtes de l’existence, cette fois non de la part des dieux, mais uniquement de son propre fait.





Le récit de la conversion physique et morale de Tony Stark commence ainsi par un électrochoc qui, comparable à la chute de Thor, va l’élever et le transformer en Iron Man, un super-héros bien plus humain que ne le suppose son apparence robotique. Cette ambivalence entre l’apparence extérieure et la vérité intérieure, entre la matérialité du corps et la sensibilité du cœur va jouer un rôle central et essentiel dans le développement du personnage. L’être de chair qui se croyait avoir atteint son apogée et le summum de sa réussite grâce à ses talents, son inventivité et sa richesse s’aperçoit, dès l’ouverture du film, par un effet de retour de bâton, que tout ce qu’il s’est efforcé de construire concourt également à le détruire. De ce fait, ce missile qui concentre en elle-même toutes ces contradictions va déclencher ici une métamorphose cœur qui le transformera corps et âme. Atteint par des fragments de shrapnels, le héros est sauvé par Yinsen, un médecin détenu avec lui, qui a implanté au milieu de sa poitrine un électroaimant alimenté par une batterie de voiture afin de maintenir le shrapnel hors de ses organes vitaux. Cependant, cette médecine de premier secours ne suffit pas, il faut encore qu’il entame lui-même sa conversion intérieure pour se guérir de ses illusions.






Le premier à lui apporter son assistance est, Yinsen, le bon docteur, puis Pepper Potts, la Pénélope de l’univers Marvel. A deux, ils auront littéralement soin de changer son cœur, même si ce dernier semble de prime abord être totalement mécanique.


[1] Le palladium en tant que composant central de son cœur n’est pas choisi ici par hasard : élément chimique nommé en honneur de Pallas Athéna, il met ainsi le héros ulysséen moderne une fois de plus sous l’égide de la déesse de la sagesse.

Ainsi, le changement moral chez Stark s’enracine dans sa prise de conscience de la finitude de l’homme et du caractère ambivalence de la technologie qui peut servir aussi bien à construire qu’à détruire. A partir de là, le film va rejoindre l’interrogation mythologique fondamentale du type ulysséen, à savoir dans quelle mesure des dons du guerrier peuvent apporter des effets bénéfiques à la société ? Et le film n’aspire pas à trouver une réponse théorique aux problèmes techno-éthiques mais appelle une réponse entièrement morale, d’où la métaphore du cœur. Autrement dit, la seule solution que propose le film au potentiel apocalyptique de notre civilisation technoscientifique n’est ni scientifique, ni technique mais purement éthique et humaine. De ce fait, Iron Man n’a rien d’un transhumaniste qui place sa foi dans le progrès technologique qui pourrait mettre fin à tous nos problèmes biologiques comme la vieillesse, la maladie et la mort. Bien au contraire, il nous présente l’être humain aujourd’hui sous un tout autre jour grâce à un subtil dosage entre technologie et humanité en vue de rendre plus visible l’importance de la question à la fois éthique, politique et culturelle de notre rapport à la technologie moderne. La réponse du mythe super-héroïque reste l’ambivalence parce que ce rapport est ambivalent et l’Ulysse contemporain ne pourra jamais mettre fin à sa lutte avec lui-même, contre ses propres démons et ses propres créations aussi bien merveilleuses que monstrueuses et contrenatures. En ce sens, le danger que doit affronter Iron Man, à la différence des héros herculéens, ne correspond pas tant à la régression vers l’enfance mais à la progression, identifiée au progrès technologique, qui confère certes à l’homme une meilleure maîtrise sur le monde mais qui risque aussi de l’envelopper dans l’illusion de sa puissance et de son développement infini et ce, jusqu’à la destruction totale de son environnement. En cela, Tony Stark demeure l’authentique héritier d’Ulysse, le seul héros grec à subir des allers retours incessants, à progresser et régresser en même temps lors de son voyage de retour vers Ithaque. Aucun autre héros de toute la mythologie grecque n’a eu à avancer en s’éloignant du but. Cette structure de l’avancée par reculons sera mise à l’œuvre à chaque apparition du personnage dans l’épopée car à chaque victoire sur la matière, il occasionne également une perte et une séparation d’avec lui-même ou de son foyer. L’odyssée de retour ne peut s’achever qu’au prix de l’abandon et la dislocation de ses illusions de la surpuissance dont il se cuirasse jusqu’à se rendre insensible et inconscient à la souffrance du monde. Ce mouvement d’aller-retour peut rappeler d’une certaine façon la dialectique de la chute et de l’élévation déployée chez Thor, en vérité, le film emprunte le même schéma tout en apportant une signification nouvelle grâce au personnage de Virginia « Pepper » Potts, qui littéralement veut dire Virginie pots de poivre.

La Pénélope de l’univers super-héroïque suit ainsi le mouvement de son ancêtre : elle fait et défait le tissu, ou ici le générateur, censé sceller le destin du cœur des hommes. De fait, Pepper Potts prendra une place de plus en plus centrale dans la trilogie Iron Man car elle représente le foyer et l’étincelle du bonheur vers laquelle le héros voudra toujours retourner malgré son désir d’aventures et de combats. Cette tension entre le centre et la périphérie, entre la proximité affective et l’éloignement nécessaire à la création va surgir à chaque épisode, y compris dans le dernier de l’épopée, Endgame, où Tony Stark, se préparant à mourir dans son vaisseau durant son voyage de retour depuis la planète Titan, adresse un dernier message d’amour à sa Pénélope. D’un bout à l’autre de son odyssée, Iron Man aura donc su trouver en Pepper un point fixe pour ancrer son univers certes fécond et exaltant mais aussi capricieux et instable. Il n’est ainsi pas étonnant de voir que le film associe clairement Pepper au cœur mécanique de Stark. Plus qu’une relation amoureuse, ce qui se joue entre les deux personnages demeure la question fondamentale de toute odyssée, celle de l’identité du sujet, celle du retour à soi pour trouver son assise, sa stabilité[1]. Autrement dit, son retour à soi, sa conversion ne pourra s’accomplir qu’avec l’aide de la femme aimée qui lui montre la véritable valeur de son intériorité parce qu’elle a su le percevoir au-delà de ses apparences extérieures. Bien que Stark possède tout ce qu’il faut comme savoir et ingéniosité pour élaborer un cœur mécanique, il ne connaît pas toujours les subtilités de la mécanique du cœur.

Cette fois le changement du cœur porte une toute autre signification. Il ne s’agit plus de mort et de résurrection mais du retour réflexif sur soi afin de se reconnecter avec ses sentiments éthiques et humains en vue de mieux agir sur le monde. Toutefois, aussi différentes qu’elles soient, ces deux transplantations se complètent. Si Yinsen a su sortir l’ancien Stark de lui-même en le confrontant à l’autre, à la part obscure de son âme et à la mort, Pepper lui permet de revenir à soi-même, non à l’identique mais à un soi enrichi par l’altérité. L’Ulysse contemporain reste donc à la fois le même et l’autre parce qu’il représente ce mouvement perpétuel entre ces deux pôles. Cette circularité odysséenne impose au départ une séparation, une crise qui l’invite à sortir de soi pour que le héros ne reste pas à jamais figer en lui-même. Mais le but de tout voyage ne peut guère être le voyage en soi car l’errance perpétuelle hors de soi demeure une souffrance insupportable, proche de la folie. Tout voyageur aspire au fond à revenir chez soi.
« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge ! »
Cependant, le retour à soi ne semble pas aussi aisé car il doit aller jusqu’au bout de sa transformation pour trouver son identité une fois la séparation d’avec soi effectuée : du jouisseur invétéré et irresponsable, il doit désormais devenir Iron Man, un super-héros qui arbore une armure de métal, véritable concentré de hautes technologies, qui doit désormais se mettre au service de la protection et non de la destruction du monde[1]. Bien qu’il ait annoncé la fermeture de ses usines d’armements dès qu’il pose ses pieds sur le sol américain, il sait que cela ne saurait pas suffire tant l’enjeu politique et économique est grand mais le don de la vie que Yinsen lui a offert exige un sacrifice à sa hauteur. L’énergie éthique qui le pousse à toujours en faire plus et à se dépasser s’appelle la mauvaise conscience qui sera mise en scène à chacune de ses apparitions dans l’univers Marvel.


En d’autres termes, l’armure ultrasophistiquée n’est au fond qu’une métaphore de sa mauvaise conscience, son surmoi robotique qui lui permet de réparer ses erreurs du passé. De ce fait, son rapport à la technologie possède un caractère pathologique que les mythologues ne vont pas ignorer dans les épisodes suivants : plus il va vouloir créer de nouvelles technologies pour se protéger et protéger les autres, plus celles-ci risquent de se retourner contre lui. En effet, il y a une logique circulaire dans le fonctionnement de Stark, mais aussi dans celui de notre société technoscientifique, car en voulant contrôler plus étroitement ses technologies, il en crée d’autres qui nécessitent encore et toujours plus de technologies pour les maîtriser. Le cycle de la maîtrise instrumentale n’a donc jamais de fin puisque chaque solution technique semble provoquer invariablement un autre problème technique. Ainsi, la malédiction de Stark, qui est aussi précisément la nôtre aujourd’hui, reste telle qu’il sera toujours auteur et victime de ses créations, ce jusqu’à ses derniers instants dans Avengers : Endgame. Le mouvement ulysséen d’aller-retour entre soi et l’autre s’oppose ici à la folie narcissique qui veut le contrôle absolu sur les choses et soi-même comme si ce dernier n’était qu’un instrument sous la main. Dans le cas de Stark, héros aux mille (dé)tours, l’ambivalence règne constamment son univers qu’il doit sans cesse lutter contre lui-même et ses extensions robotiques. Ainsi, dès le premier volet de la trilogie, Iron Man doit affronter une copie monstrueuse de son armure (le Iron Monger) créée par Obadiah Stane, son ancien bras droit, qui a commandité son enlèvement en Afghanistan afin de lui voler sa place. De même, dans le second Iron Man (2010), il aura affaire à Blacklash, un autre concurrent qui possède une technologie analogue à son cœur mécanique lui permettant d’alimenter une armée de soldats robotiques.

[1] Il est très caractéristique que l’affirmation « I am Iron Man » soit placée à la fin du film en guise de réponse à cette question identitaire. Cette même affirmation, conformément à l’esprit ulysséen du retour à soi, va revenir à la toute fin de l’épopée lorsque Stark va se sacrifier en utilisant le gant d’infinité pour disperser l’armée de Thanos.
[1] Le problème du retour à soi demeure celui de l’éthique toute entière en ce que la métaphore à laquelle le terme grec ethos fait référence est celle du retour du bétail vers l’étable le soir. En d’autres termes, est éthique celui qui sait retrouver son chemin vers lui-même pour ne pas se laisser dissoudre par les attraits du monde extérieur.