La fonction guerrière : Hulk, fureur et douceur

La seconde fonction mythologique comporte deux types de figures différentes : d’une part, le type herculéen et d’autre part, le type bienfaiteur. Si le premier est pourvu d’une force prodigieuse, il est souvent sujet à la colère et à la brutalité, poussé par un désir d’efficacité physique immédiate sans jamais prendre en compte les conséquences de ses actes. Tout au contraire, le second type se montre bien plus soucieux des heureux effets moraux ou sociaux de sa puissance. Dans l’épopée des Avengers le premier type est représenté par Hulk et Thor, et le second par Iron Man. Si Hulk reste véritablement le prototype du héros en colère qui doit apprendre à se maîtriser, Thor est construit davantage autour de la perte du héros qui se transformera en force grâce à une colère bien intégrée. Quant à Iron Man, il s’agit d’un super-héros aux prises avec ses propres angoisses et ses propres créations technologiques qui sont à la fois un présent et une malédiction pour lui-même et pour l’humanité. 

L’essence du type herculéen est la force brutale. Souvent armé d’une massue ou plus simplement par la force de ses bras, il écrase ses ennemis sans aucune hésitation. Préférant combattre solitairement, il fait partie surtout de l’avant-garde. Nous retrouvons en effet de telles caractéristiques à la fois chez Thor et chez Hulk. De plus, les héros de ce type doivent affronter la même problématique, à savoir la maîtrise de soi car dotée d’une colère prodigieuse (la ménis grecque), ils sont susceptibles de déclencher la destruction de toutes choses. Toutefois, le traitement cinématographique réservé à chaque personnage se diffère sensiblement aussi bien dans leur construction que dans leur évolution. Si la mythologie Marvel applique à Thor le dur régime d’humilité voire d’humiliation au fil des cinq films où il apparaît, elle se montre bien plus généreuse envers Hulk en le traitant comme un enfant sauvage, ignorant des règles et des contraints de ce monde, mais qui doit peu à peu s’accommoder avec la civilisation humaine. Aussi, nous retrouvons avec lui la traditionnelle problématique de la limite entre l’humanité et la sauvagerie, entre la douceur et la brutalité. Commençons donc avec Hulk car il résume le mieux l’enjeu de la deuxième fonction.

La dialectique de la douceur et de la brutalité du guerrier a été exploitée dans quasiment toutes les mythologies. Nous trouvons de nombreux passages où pris par une fureur aveugle, les héros font preuve de brutalité et d’inhumanité démesurée pour, un peu plus loin dans le récit, se montrer capable de bienveillance et de compassion. Prenons un exemple classique : le premier mot de L’Iliade est ménis, la colère divine, intense et inaltérable d’Achille qui va causer non seulement la mort d’Hector et la mutilation de son cadavre mais aussi, bien avant cela, d’innombrables morts du camp des Achéens par son refus de combattre. L’épopée se termine pourtant avec le noble geste d’Achille qui, sensible à la souffrance d’un père, lui rend le corps ravagé de son fils[1]. Ce passage de la fureur à la douceur dénote un processus de transformation des pulsions agressives du guerrier, processus que les Grecs qualifiaient de paideia[2] qui correspond à la formation et à l’éducation de l’homme en vue d’atteindre un adoucissement des mœurs considéré comme accomplissement suprême de la culture[3]. De la même manière, cette paideia représente l’aboutissement ultime pour Hulk dans toute l’épopée Marvel depuis Incroyable Hulk (2008) jusqu’au Avengers : Endgame (2019) en passant par Avengers (2012), Avengers : Age of Ultron (2015) et Thor : Ragnarok (2017). Elle prendra d’ailleurs de plus en plus la forme de l’évolution d’un enfant vers la maturité à la différence du premier épisode qui insistait davantage sur la métaphore animale comme point nodal de la dialectique nature/culture.

Présentons rapidement le personnage avant d’entrer dans une analyse plus approfondie des films : à la suite d’une expérimentation, le Dr Bruce Banner, physicien spécialiste des rayons Gamma, développe une seconde personnalité, Hulk, un géant à la peau verte qui dévaste tout sur son passage. Sa transformation survient uniquement lorsqu’il se met en colère de sorte que le personnage cherche par tous les moyens soit à ne pas entrer dans une rage incontrôlable, soit à savoir laisser éclater sa fureur au bon moment. Mais pour cela, il doit apprendre à se maîtriser, à dominer la bête en lui.

Notons qu’à part Bruce Banner dans L’Incroyable Hulk, aucun autre super-héros Marvel ne possède d’animal domestique. La présence du chien renvoie précisément à la douceur du personnage que ce plan magnifie en mettant au centre cet animal en train de se faire caresser, éclairé d’une lumière chaude, ce qui adoucit la scène et rend l’atmosphère plus agréable. D’une certaine manière, ce chien n’est autre que Banner lui-même qui cherche à apprivoiser ce qu’il considère comme sa part bestiale, le Hulk.

La métaphore animale ne se réduit pas dans ce film à un sens univoque, entendu comme déchaînement de la sauvagerie guerrière. Elle participe aussi à introduire l’idée de douceur chez le héros et qui fait pendant à sa fureur herculéenne. Par-là, elle perpétue et approfondit l’idée d’une multiplicité d’âmes s’exprimant à travers une pluralité d’enveloppes corporelles du guerrier. L’exemple classique reste bien entendu les berserkir scandinaves dont le nom signifie à enveloppe (serkr) d’ours (ber). Selon Dumézil, « il semble que les anciens Germains n’aient vu aucune difficulté à attribuer à un même homme divers ‘‘âme’’ et que d’autre part, la ‘‘forme extérieure’’ ait été considérée comme la caractéristique la plus nette de la personnalité[1] ». Loin donc de l’idée d’une imitation des bêtes sauvages, le texte de l’Ynglingasaga ainsi que le traitement cinématographique de Hulk insistent sur l’idée que les guerriers berserkir étaient à quelque degré près ces animaux mêmes et que, par une métamorphose, va réveiller cette « âme » animale enfouie chez eux.

Toutefois, si aux yeux des Anciens qui vivaient encore intensément le mythe où toute chose pouvait devenir toute chose, il existe une difficulté fondamentale pour nous modernes à admettre la pluralité d’âmes dans un seul corps, tant nous sommes habitués à une conception individualiste de l’être humain qui voit chacun comme un individu, c’est-à-dire comme une totalité indivisible, fermée sur elle-même. De ce fait, l’enjeu principal du personnage à travers toute l’épopée Avengers sera de se réunir à lui-même, à réintégrer les deux parts de lui-même en une nouvelle identité éthique irréductible. La fureur devient ainsi le vecteur de la séparation et de la déstabilisation mais également l’occasion pour le sujet de mieux se comprendre et d’intégrer une dimension émotionnelle qui peut faire à la fois sa force et sa malédiction. Cette ambivalence n’est pas nouvelle, elle apparaît déjà dans la notion de furor chez les Romains ou de lussa (lussa), la rage, chez les Grecs. « Est furiosus celui que son aliénation mentale rend dangereux pour sa vie comme pour celle les autres. En d’autres termes, c’est être atteint de folie meurtrière, le fou furieux, dont l’état est d’ailleurs fait de crises passagères, de périodes de rémissions et de moments de lucidité.[1] » Il est à remarquer aussi que terme furor est dérivé de furia désignant les Furies, déesses qui rendent fou les criminels pour qu’enfin ceux-ci se donnent la mort[2]. Elles personnifient ainsi l’aveuglement total de l’esprit, menant à une mort violente et effrayante. De même, nous retrouvons cette idée dans le terme lussa, la rage qui est elle aussi une maladie. « Celui qui en est atteint est certes plus dangereux que les autres pour les hommes qu’il attaque, mais lui-même en mourra et […] ne se contrôle pas, va au bout de son destin.[3] » Ces notions nous rappellent le danger du déchaînement de la force guerrière qui menace non seulement les autres mais aussi la santé mentale du guerrier lui-même. Dans L’Incroyable Hulk, cette folie furieuse est d’ailleurs considérée comme une pathologie qui doit être soignée de manière aussi bien chimique qu’éthique. En effet, si le Dr Bruce Banner s’exile dans les favelas brésiliennes, son but est d’une part, de trouver certaines plantes pour guérir de son double et d’autre part, d’apprendre à maîtriser son pouls grâce à des techniques de respiration afin d’éviter de déchaîner systématiquement la fureur hulkesque.

La douceur en tant que vertu passe ici par la maîtrise du corps qui nécessite un apprentissage et un travail régulier sur soi. Nous sommes loin d’un certain discours moral traditionnel qui fait de la volonté la source de commandement du corps. Toutefois, il ne serait pas exact de voir dans le film la thèse contraire qui situe dans le corps le véritable pouvoir qui gouverne la volonté et la pensée. L’entraînement corporel n’a pour unique visée de contrôler les émotions et rien d’autre, visée d’ailleurs clairement énoncée durant la séance par le maître de capoeira : « La meilleure manière de contrôler ta colère, c’est de contrôler ton corps ». En d’autres termes, ne pas céder à la fureur et à la violence démesurée de ses émotions exige du guerrier herculéen une connaissance profonde de lui-même et notamment de son propre corps qui est à la fois son arme le plus redoutable et son fardeau le plus terrifiant. Cette idée d’une connaissance corporelle de soi s’avère si centrale pour le héros que, pour mieux la faire ressortir, les mythologues de Marvel ont pris soin de la rendre totalement absente chez ses adversaires tant ses derniers sont obnubilés par le désir de posséder la puissance de Hulk. Ce caractère pathologique de la fureur guerrière est illustré grâce à deux personnages : le général Ross, responsable de la traque du super-héros et le soldat Emil Blonsky qui se transformera en un monstre surnommé l’Abomination après s’être injecté du sang de Hulk dans les veines.

Le général Ross, le père de Betty, est impliqué dans un projet de création de supersoldats, projet dont le Dr Bruce Banner faisait partie sans en connaître les implications et les visées ultimes. Lors de son accident qui a engendré Hulk, le général était présent et il n’a depuis qu’un seul but : capturer le monstre pour pouvoir mener à bien sa mission. En d’autres termes, il veut transformer la furor individuelle en une ferocia collective[1]. Cette transformation correspond en vérité à l’essence même de l’armée en tant qu’institution qui fait passer « l’exaltation guerrière du héros isolé à l’intériorisation collectivisée du sacrifice[2] » grâce notamment au rituel du serment. De ce fait, aux yeux de la hiérarchie militaire le plus mauvais soldat n’est pas tant un soldat lâche qu’un soldat indiscipliné qui trahit son engagement. Mais un tel effort pour discipliner et institutionnaliser la puissance de Hulk semble totalement vain puisqu’en tant que force inaltérable de la nature, il ne saurait être contrôlé, autrement, il ne serait plus lui-même. Mais plus qu’un rapport entre l’individu et le collectif, l’opposition entre furor et ferocia met aussi en scène deux types d’immortalité radicalement irréductible. D’un côté, l’institution militaire qui survivra éternellement à la mort de ses soldats ; de l’autre côté, l’indestructibilité de Hulk lorsqu’il entre en fureur. Son immortalité temporaire n’a donc rien à voir avec la pérennité de l’institution. En ce sens, le passage de la furor à la ferocia correspond à la tentative de capter la puissance indestructible propre à la fureur guerrière pour la maintenir et la perpétuer de façon éternelle. Cette férocité collective devient dès lors pathologique lorsqu’elle cherche à maîtriser et à incorporer ce qui est au-delà de ses capacités.              

A côté de cet aspect, la furor de la seconde fonction s’oppose également à la rage maladive (la lussa) du soldat Blonsky qui va jusqu’à s’injecter en lui du sang contaminé de Banner et se métamorphoser en une Abomination afin de vaincre Hulk. Dans une certaine mesure, ce nouveau monstre représente une étrange combinaison entre la fureur du héros mythique et la férocité du soldat. En effet, s’il est bien un fils de Hulk, il incarnait aussi un membre de l’armée : en se transformant en une créature titanesque, il nous donne à voir la rage et l’ensauvagement du soldat hors des limites permises par la discipline.

Après avoir mis à terre l’hélicoptère sur lequel voyageait le général Ross, l’Abomination se tient au-dessus de l’appareil en posture du vainqueur soulignée par un plan en contre-plongée accentuée. Cette image suggère largement l’excès titanesque de la créature. En incorporant de manière tout à fait mythique la force de Hulk, le soldat abandonne son humanité pour entrer dans une rage pathologique. La lutte de Hulk contre cette abomination représente dans une certaine mesure un combat contre lui-même, contre cette part en lui qui risque de tout réduire en ruine.

Le film pousse ici jusqu’au bout la représentation de la monstruosité du corps pour en exclure toute douceur. Il est à noter qu’au lieu des traits reptiliens traditionnels de l’Abomination, les mythologues de L’Incroyable Hulk ont opté pour un traitement beaucoup plus infernal et démoniaque. Des excroissances dorsales et thoraciques ont remplacé les écailles, ce qui évacue toute impression visqueuse pour susciter plutôt une certaine rudesse et de rugosité. Ce faisant, les studios Marvel ont choisi de redéfinir la monstruosité : de l’hybridation entre le reptile et l’humain, nous sommes passés à la démesure et à l’excès dont le corps reste la manifestation la plus visible. Néanmoins, aussi important qu’il soit, le traitement cinématographique du corps n’épuise pas tout le thème de l’adoucissement de la fureur. Ni l’introduction des exercices de médiation et de respiration, ni la difformité organique issue de la rage ne l’embrasse de façon complète. La mise en scène a également recours au schéma classique de la Belle et la Bête déjà employé dans Hulk (2003) sous la direction d’Ang Lee. Dans un plan tout à fait caractéristique, le metteur en scène taiwanais résume parfaitement la métaphore de ce topos mythologique.

La métamorphose de Hulk en Bruce Banner se déclenche lorsque la belle (Betty Ross) avance à la rencontre de la bête. Nous voyons littéralement Hulk se fondre comme un glaçon au soleil comme pour figurer l’adoucissement de son cœur : il est en train de fondre pour elle.

Une scène tout à fait analogue se trouve dans la légende de l’Ulster irlandais où le héros Cuchulainn, à la suite de son combat contre les trois fils de Nechta, ennemis des Ulates, est entré dans une fureur mystique inextinguible. Revenu à la capitale, « des femmes essaient de le calmer par la plus franche des exhibitions sexuelles ; Cuchulainn méprise l’objet, mais tandis qu’il détourne les yeux, les Ulates réussissent à le saisir et le plongent dans des cuves d’eau froide qui, littéralement, l’éteignirent.[1] » Le mythe islandais donne dès lors une version bien plus crue et machiste en comparaison à l’évocation romanesque de Hulk. D’un refroidissement physique et littéral de la fureur, nous passons à une représentation plus sentimentale de la douceur. Mais une autre interprétation de cette scène mythique sera présentée dans L’Incroyable Hulk pour donner le ton à un tournant bien plus ludique et sympathique dans la caractérisation du personnage.

Le schéma de la Belle et le Bête redéployé dans cette scène insiste plus spécifiquement sur l’innocente ignorance du super-héros : telle une force de la nature, il ne porte en lui aucune cruauté même si sa puissance, une fois déchaînée, peut tout dévaster sur son passage. Son attachement et son attitude attentive à l’égard Betty font apparaître chez lui un aspect enfantin qui n’existait pas dans le film d’Ang Lee.


[1] Georges Dumézil, Heur et malheur du guerrier, op.cit. p. 23.


[1] Jacques-Henri Michel, La folie avant Foucault : Furor et ferocia, op.cit.

[2] Ibid. p. 525.


[1] Jacques-Henri Michel, La folie avant Foucault : Furor et ferocia, in. L’Antiquité Classique T. 50, Fasc. 1/2 (1981), pp. 517-518.

[2] Ibid.

[3] Georges Dumézil. « Fougue » et « rage » dans l’Iliade, in. Esquisses de Mythologie. Paris : Gallimard, édition Quarto, 2003, p. 464.


[1] Georges Dumézil, Heur et malheur du guerrier, op.cit.  pp. 208-209.


[1] Homère. L’Iliade, trad. Frédéric Mugler. Paris : Actes sud, coll. Babel, 2013, chant 22-23.

[2] Pour plus de développement, voir Werner Jaeger, Paideia, Paris : Gallimard, coll. Tel, 2014, en particulier le chapitre III, Homère, l’éducateur, pp. 64-87.

[3] Sur ce thème dans la Grèce antique, voir Jacqueline de Romilly, La douceur dans la pensée grecque, Paris : Belles Lettres, 1979.


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