La fonction guerrière : Thor Ragnarok, ou l’ironie tragique

Dans le troisième opus, Thor : Ragnarok, le Dieu de la Malice reste encore le moteur de l’aventure. Ayant usurpé la place d’Odin en l’envoyant dans une maison de retraite au nom bien ironique, le Shady Acres, à New York, Loki précipite involontairement sa mort et par suite le retour de Hela, la puissante déesse de la Mort, assoiffée de batailles et de massacre. Dès son apparition, elle fait la démonstration de sa force en brisant à main nue le marteau Mjolnir. La perte du père s’accumule donc avec la perte de l’arme mythique, source de puissance de Thor. Ce ne sera pourtant qu’un avant-goût de la chute du dieu du Tonnerre.

Etourdi par la Valkyrie, une asgardienne renégate devenue mercenaire, le Prince déchu s’écrase une fois de plus son visage contre la vitre. Cette image va devenir un motif récurrent dans différents films afin de marquer sa chute et son humiliation. Mais plus qu’un point d’humour à l’instar du premier Thor, ce plan résume le ton ironique généralisé de l’œuvre tout entière.

L’ironie, marque de fabrique du cinéaste néo-zélandais, Taika Waititi, maintient avec adresse et subtilité la dialectique de la chute et de l’élévation dans une même scène. Véritable héritier des Romantiques allemands, Waititi condense parfois dans une seule et même image deux sentiments opposés afin de pousser jusqu’au bout sa capacité de combiner des éléments hétérogènes et de créer les paradoxes. Cette esthétique ironique est d’amblée annoncée dès le prologue où Thor se retrouve enchaîner dans une cage ayant pour seule compagnie un squelette à qui il conte son histoire. Cette ouverture reprend l’artifice des deux autres préludes de la trilogie à savoir l’entrée dans le film par le mythe oralement transmis. Or elle contraste largement avec eux d’abord en ce que le narrateur n’est plus Odin mais Thor, ensuite ce conteur apparaît directement à l’écran et ne s’identifie plus à une voix off, ce qui supprime l’écart temporel entre l’action et le discours, écart qui caractérisait les mythes. De plus, puisque Thor semble être seul dans sa cage, le spectateur se demande nécessairement à qui peut-il bien s’adresser : est-ce à lui-même ou à nous, spectateurs, car nous n’attendons pas du tout à le retrouver dans cette cellule et ne demandons qu’à savoir ce qui lui est arrivé ?

Toutes les scènes du film sont empreintes de cet artifice, menant le public de surprise en surprise. Toutefois, il ne faut pas confondre l’art de l’ironie avec la parodie ou une quelconque forme traditionnelle du comique (de situation, de geste ou de mots etc.). Cet art réside plus précisément dans la capacité de l’œuvre à faire tenir en même temps la misère et la grandeur, l’élan héroïque et la chute burlesque, c’est-à-dire à mélanger les genres, à inventer des combinaisons toujours plus subtiles et inattendues entre éléments artistiques hétérogènes.

Prenons un exemple parmi tant d’autres de cet effet ironique. En voulant briser la glace afin d’échapper à sa prison, Thor lance vigoureusement une balle contre la fenêtre mais, à la surpris de tous, le rebond la renvoie en un clin d’œil frapper sa tête et le fait chuter lourdement. Or le super-héros était en train de faire une leçon d’héroïsme à la Valkyrie en lui expliquant de manière narquoise que contrairement à elle, il a choisi affronter ses problèmes au lieu de les fuir. Autant dire que son cours de moral perd toute crédibilité. Le film joue vraiement à tourner l’héroïsme en dérision, ou en d’autres termes, à se tourner en dérision puisqu’il s’agit d’un film de super-héros.

L’autodérision représente un autre aspect fondamental de l’ironie romantique, aspect qui peut prendre plusieurs formes mais visant toujours le même but, à savoir se désigner comme spectacle. Toutefois, cette opération autoréflexive n’a pas pour fonction de dénoncer la fausseté et le caractère illusoire du spectacle cinématographique et de sa mise en scène du désir, tel qu’a pu concevoir nombres de cinéastes (Godard, Fellini, Lynch ou de Palma etc.). Elle nous présente en réalité une toute autre perspective du cinéma qui, loin des lourdeurs métaphysiques et métacritiques, tire sa puissance artistique du mythe afin de nous ouvrir à la dimension véritablement récréative de la création. Pour cela, l’autodérision est une arme redoutable qui libère l’esprit du sérieux et de la gravité, non seulement par le rire, mais surtout par le mot d’esprit et sa relation à l’enchantement cinématographique.

Le trait d’esprit est ce qui caractérise Korg (l’homme en pierre), personnage incarné par le metteur en scène Waikiki lui-même. Dès sa première apparition à l’écran, il accueille Thor dans leur prison avec une plaisanterie qui en dit longue sur l’ironie et son caractère polysémique. En faisant référence au jeu de pierre-feuille-ciseaux, il tourne sa propre corporéité en dérision. De plus, son jeu de mot se trouve contredit par l’image puisque son ami Miek, un insecte aux mains tranchantes, croise au même moment ses bras en mimant les ciseaux. A ces différents niveaux de sens, s’ajoute aussi la métaphore du jeu où se superposent encore plusieurs strates de significations : puérile (le pierre-feuille-ciseaux), discursive, actorale et cinématographique.

La dimension véritablement mythique du cinéma apparaît dans ce procédé ironique qui permet de superposer, de condenser plusieurs couches d’interprétation dans une seule scène, autour d’une seule figure de style, voire en un seul et même mot : le jeu. Cette métaphore ne renvoie pas au simple divertissement ou à la distraction ludique, mais manifeste en réalité la puissance à la fois créative et récréative du cinéma. Plus que le mot d’esprit et de l’autodérision, l’ensemble des effets cinématographiques cherche ici à faire apparaître la légèreté de l’esprit créateur. Si le metteur en scène s’amuse à jouer dans son propre film, il veut nous signaler par-là que grâce à l’artifice cinématographique, le créateur peut aussi être la créature, qu’il peut à la fois être à l’intérieur et à l’extérieur du spectacle. Dans cet univers du jeu, l’esprit créateur demeure avec lui-même et en lui-même. Il n’est plus dispersé, diverti, détourné par des objets du monde mais se concentre sur soi pour faire fructifier sa nature profonde en tant que puissance créatrice de formes. Mais loin du sentiment de toute-puissance narcissique qui s’accroche à une fausse image de soi pour régresser à des stades antérieurs de la conscience où règnent les pulsions inconscientes et le désir de satisfaction immédiate, le trait d’esprit permet de se libérer de ces pulsions en les transformant en œuvres pouvant être partagées avec les autres. Contrairement au narcissisme, que Freud considère comme un produit psychique asocial voire antisocial, le mot d’esprit constitue pour le psychanalyste la plus intersubjective des activités conscientes : il est un jeu perfectionné qui vise à procurer un gain de plaisir sans recours au mécanisme de la régression. En cela, le jeu d’esprit s’oppose à une autre forme de jeu techniquement plus élaboré mais au fond puissamment régressif. Cette opposition apparaît de manière explicite si l’on compare cette scène avec une autre dans le dernier opus de l’épopée Avengers : Endgame (2019) où, après avoir perdu contre Thanos et échoué à sauver le monde, Thor vit reclus dans sa tanière avec ses amis rencontrés sur Sakaar, Korg et Miek. Ses seules occupations du moment se réduisent à boire et à jouer aux jeux vidéo afin de noyer son chagrin et oublier ses malheurs.

Le spectateur est dès lors tout étonné de retrouver le Dieu du Tonnerre complètement transformé : quasiment obèse, sa musculature jadis impressionnante est toute fondue, de même que sa grâce et son éclat d’antan. Le Stormbreaker naguère l’arme la plus redoutable de l’univers, la seule capable d’abattre Thanos, n’a aujourd’hui plus d’autre utilité que de décapsuler les bouteilles de bière. La chute de Thor semble encore plus douloureuse ici que les autres fois car elle n’a rien de physique mais entièrement psychologique, déchéance à laquelle le super-héros n’a jamais véritablement été confronté. 

Le jeu sous sa forme régressive ne produit pas le même l’effet libérateur à l’instar du trait d’esprit mais seulement une aliénation de soi à travers une image idéalisée grâce à laquelle le héros essaye de surmonter son impuissance et son sentiment de culpabilité provoqué par ses échecs répétés. La figure ultime de la perte que doit affronter Thor se présente donc sous la forme de la perte de soi. Le danger qui guette le guerrier de la deuxième fonction n’est dès lors plus la ménis, la folie furieuse et destructrice du combat, mais la rage impuissante qui se retourne contre lui-même pour corrompre sa volonté et son âme de manière aussi douce que mortelle. Or cette perte de soi va entraîner Thor vers une autre, bien plus dangereuse, la perte du sens des réalités. Celle-ci est rappelée de manière très subtile et caustique dans une autre scène du film où le super-héros doit partager aux autres Avengers ses connaissances sur la Pierre de la Réalité.

Durant son exposé, sa dérive se fait de plus en plus sentir, ce qui embarrasse tout son auditoire et rend la compréhension de son récit difficile. Son discours est truffé d’incohérences et de digressions inutiles. Physiquement diminué, à l’allure hirsute, le héros doit de temps en temps soulager sa sècheresse oculaire avec un sérum physiologique. De plus, il ne semble nullement faire attention à ce que le public peut ressentir et comprendre tant il est pris par ses émotions : gai lorsqu’il parle de Jane Foster son ancienne conquête, triste quand il se rend compte qu’il l’a perdue. Thor se lance dès lors dans une tirade sortie tout droit d’un livre de développement personnel pour conclure de manière scolaire que la seule chose qui est permanente dans la vie est l’impermanence. Et pour se récompenser de tout son effort, il demande un Bloody Mary à la place du petit-déjeuner. La déchéance est rude et radicale, autant pour le super-héros que pour les spectateurs, dont nombres se sont montrés assez mécontents et déçus du traitement réservé au Dieu du Tonnerre. Son humiliation va encore plus loin lorsqu’il doit retourner dans le passé pour récupérer la Pierre de la Réalité en compagnie de Rocket, une sorte de raton laveur génétiquement modifié. Incapable d’affronter son passé pour réparer le présent, Thor tente de fuir une fois de plus pour se réfugier dans la cave à vin d’Odin en laissant Rocket soutirer seul la Pierre du corps de Jane. Malgré l’admonestation du petit animal, le super-héros reste impuissant face à ses peurs et à sa crainte de l’échec. La rencontre inopinée avec sa mère, Frigga, qui saura en partie le réconforter et le consoler, va enfin parvenir à le remettre en selle. Sa régression prend fin en même temps que son sentiment d’être une divinité pour se tourner vers une acceptation de sa finitude et de son humanité. Le tragique aristocratique du premier Thor rejoint ici l’ironique du troisième volet pour libérer le héros de l’illusion qu’il se fait de lui-même. Il arrive donc que le mythe détruise le mythe en brisant ce qu’il y a en lui de chimérique et de régressif.

Avant de repartir vers le futur, Thor récupère son marteau Mjolnir, perdu dans Thor : Ragnarok. Ce photogramme répond exactement à une image précédemment citée dans laquelle, le Dieu du Tonnerre ressuscite après son sacrifice face au Destructeur. Toutefois, la joie et le soulagement que nous voyons ici s’oppose à l’impassibilité et la confiance que dégageait Thor dans le premier épisode. Même le sens est inversé : Thor le saisit de la main gauche et non plus de la droite, comme pour marquer plus encore la différence entre le guerrier divin et le mortel qu’est devenu notre héros. Les retrouvailles ne sont plus aussi entières et absolues.

La dialectique de la perte et de l’élévation subit donc dans Avengers : Endgame une transformation majeure : au lieu de magnifier le super-héros, le film le ramène à une dimension plus humaine. L’échec et les pertes l’ont certes accablé et rendu dépressif mais l’ont également libéré aussi bien de sa tradition que de son éducation aristocratique. Son refus d’être roi d’Asgard et sa passation du pouvoir à la Valkyrie avant de rejoindre l’équipe des (As)Gardiens de la Galaxie témoignent de sa prise de distance totale avec sa destinée royale. Même s’il a tout perdu, Thor semble en fin de compte acquérir une chose inestimable à savoir la liberté : il est désormais libre de tout contraint pour partir à l’aventure, en quête de lui-même. La réponse nous sera donnée dans Thor : Love and Thunder dont la sortie est prévue au mois de juillet de cette année 2022, toujours avec Taika Waititi à la réalisation. Il y a fort à parier que le Dieu du Tonnerre va encore une fois perdre le peu qui lui reste, sûrement son pouvoir, peut-être même sa vie.

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