Iron Man et les Avengers : une odyssée de la rédemption

Il serait exagéré de considérer Iron Man comme un héros anti-technologique et réactionnaire. Au contraire, à chaque épisode de l’épopée, Stark nous présente une nouvelle innovation technologique aussi surprenante qu’extraordinaire. Il ne serait pas juste non plus de dire qu’il faisait preuve d’anti-transhumanisme car le super-héros reste bel et bien un exemple d’hybridation entre l’homme et la machine. Avec toutefois une nuance non négligeable qu’à aucun moment, l’Ulysse contemporain ne cède aux chants des sirènes posthumanistes qui veulent s’affranchir de manière radicale des limites biologiques et naturelles de l’espèce humaine. En ce sens, Iron Man propose une vision nuancée de notre rapport à la technologie : nous ne pouvons vivre sans car ses bienfaits sont incontestables et que personne ne pourrait raisonnablement souhaiter la fin de la recherche médicale, surtout après la récente pandémie ; pourtant, il est nécessaire que nous puissions garder un contrôle sur les nouvelles technologies afin de ne pas en devenir esclaves. A mi-chemin entre l’acceptation totale et le refus borné, qui mieux qu’Ulysse, l’homme aux milles (dé)tours pour incarner l’ambivalence voire l’antinomie de nos rapports à la technologie ? Dès lors, le mythe ne va pas hésiter à mettre en scène à la suite de sa trilogie son odyssée tragique qui va d’Avengers : Age of Ultron (2015) jusqu’à Avengers : Endgame (2019) en passant par Captain America : Civil War (2016).

Si les super-héros ont réussi à former un groupe qui fonctionne à la fin d’Avengers (2012) malgré une certaine méfiance et rivalité au départ, Tony Stark sera celui qui va introduire progressivement une cassure entre eux à partir d’Avengers : Age of Ultron. En essayant de récupérer le sceptre de Loki, Stark tombe sous l’emprise de la Sorcière Rouge (Wanda Maximoff), un humain augmenté (enhanced) par le pouvoir du même sceptre. En exacerbant ses pires angoisses, à savoir être spectateur impuissant de la mort de ses amis, la Sorcière Rouge pousse Stark à embrasser volontairement le pouvoir de la relique pour réaliser Ultron, un super robot doté d’une intelligence suprême capable d’apprendre en un instant la totalité du savoir grâce au réseau internet. Sa première réaction est donc l’horreur face au déchaînement de violence qui parcourait l’histoire humaine, aussitôt il décide d’en finir avec toute l’espèce humaine à commencer par les Avengers, considérés comme symbole de toute cette brutalité. La tragédie de l’inventivité humaine réside dans cette dialectique qui veut que pour échapper à sa condition d’être fini, l’homme engendre des monstres si puissants qu’ils peuvent aisément détruire ses géniteurs. Il est clair que le mythe fait ici une grande place au cauchemar de l’intelligence artificielle (l’IA) contre laquelle une pétition signée par des technophiles de grande envergure comme Bill Gates, Stephen Hawking ou Elon Musk circulait 3 mois après la sortie du film. Loin d’être naïvement progressiste, le mythe poursuit sa démarche démystificatrice pour faire prendre conscience au public des dangers réels de l’IA qui, une fois devenue autonome, ne peut logiquement que chercher à se débarrasser de ses créateurs car ces derniers, seuls capables de la débrancher, représentent une menace potentielle pour sa propre existence. « I had strings but now I’m free. There are no strings on me » tel est l’air que fredonne plusieurs fois Ultron en référence au Pinocchio de Walt Disney comme pour signifier que le conte merveilleux (fantasy comme le qualifiait Bruce Banner) risque largement de se réaliser aujourd’hui mais sous forme d’un cauchemar pour l’humanité. Toutefois, ce mauvais rêve n’a pas à finir en catastrophe et Avengers : Age of Ultron reste une épopée héroïque : pour éviter l’extinction, les super-héros, tout comme l’humanité, doivent ni renoncer à la technologie car ce serait renoncer à leur héritage et à eux-mêmes puisque tous sont nés de l’innovation technologique, ni placer toute leur foi optimiste dans l’IA car ce serait tomber dans le piège de l’idéologie ultra-rationnaliste issue de notre angoisse de mort. La solution que préconise Age of Ultron s’avère être la création collective dont Vision demeure le symbole. Ce super-héros est aussi bien l’œuvre de Stark, Banner, Thor et Jarvis que d’Ultron. En réalité, il représente la version positive de ce dernier et en cela, le film insiste une fois de plus sur le caractère ambivalent de la technique qui n’est en soi ni bien ni mal, pour ne pas dire par-delà bien et mal, mais reste entièrement tributaire de la volonté collective des sociétés humaines. Dès lors, nous pouvons dire qu’Avengers : Age of Ultron reste une œuvre technophile qui, tout en dénonçant les risques apocalyptiques de l’IA, n’hésite pas à équilibrer la balance en introduisant Vision, cet être parfaitement hybride mi-homme, mi-machine, comme une entité pure et digne (worthy) puisqu’il est le seul capable jusqu’ici, à l’exception de Thor, de soulever le marteau Mjolnir.

Après l’épisode d’Ultron, Tony Stark réapparaît dans Captain America : Civil War (2016) où il tombe dans le travers inverse, ce qui va achever de désagréger les Avengers. En effet, submergé par son sentiment de culpabilité après avoir appris la mort de Charlie Spencer, un jeune Américain en mission humanitaire, pendant la bataille de Sokovia contre Ultron, Stark décide de mettre sous cloche le groupe des super-héros, les considérant comme potentiellement dangereux et incontrôlables. Pour cela, il se met de lui-même sous la supervision du Secrétaire à la Défense, le général Ross, l’ex-poursuivant de Hulk, qui désire faire signer aux super-héros les Accords de Sokovia afin de limiter leur espace d’action et les soumettre aux gouvernements mondiaux. Ce revirement de bord, motivé par sa mauvaise conscience, le fait passer de la confiance absolue dans la technologie (Ultron et Vision) à une méfiance absolue envers les créations permises par cette même technologie, c’est-à-dire envers les êtres augmentés que représentent ses propres partenaires. Ce qui change entre les deux films n’est donc pas tant ses sentiments pour ses compagnons et amis mais sa défiance envers lui-même qu’il projette sur autres car il ne saurait supporter seul le poids de sa culpabilité. Deux scènes extrêmement caractéristiques de sa psychologie nous sont montrées dans Civil War. Il s’agit d’abord de sa première apparition dans l’œuvre puis de sa tentative de persuader Steve Rogers de signer les Accords. Pour introduire le personnage, la mise en scène nous plonge dans les souvenirs douloureux de Stark : sa dernière rencontre avec ses parents avant leur assassinat par le Winter Soldier. Alors que nous croyons assister à un flash-back, le film nous révèle progressivement le statut de la scène : en réalité, il s’agit d’une projection permise par la technologie permettant de revivre des traumatismes et de les altérer en vue de surmonter ses regrets et son complexe de culpabilité. Ici, il s’agit de la possibilité de dire son amour à son père en dépit de leur relation en apparence tumultueuse. Une fois encore, la mise en abyme du spectacle dans le spectacle sert à attirer l’attention du spectateur sur l’énorme poids sur la conscience du super-héros et sur sa hantise de la mort.

La technologie lui sert donc clairement à racheter ses fautes. En cela, il tombe dans une autre illusion car jamais un échange matérialiste, ni sous forme de dons généreusement octroyés aux étudiants impécunieux, ni l’usage de ses gadgets technologiques ne pourrait le soulager totalement ses remords. S’il défend vigoureusement les Accords de Sokovia, surtout à la suite des accusations de la mère de Charlie Spencer et de sa séparation avec Pepper, il espère que ce faisant, il pourra expier ses péchés. Mais comme toujours, plus il essaie de réparer les choses, plus il ouvre des portes à ses démons. Dans Civil War, c’est bien entendu le spectre de la dissension et de la rupture qui guette les Avengers pendant que Stark se persuade qu’il est en train d’œuvrer pour la paix. Cependant, sa paix ressemble plutôt à une incarcération douce qu’au dénouement heureux d’un conflit. Aussi, il confond protection et captivité lorsqu’il essaie de retenir Wanda au QG des Avengers sous la garde bienveillante de Vision. Visiblement Stark succombe à ce qu’il a si souvent combattu auparavant, à savoir la tentation de manipuler les autres comme s’ils étaient des étants sous-la-main afin de parvenir à ses fins : soulager ses remords et vivre une vie normale. Dans sa tentative de convaincre Rogers de consentir aux Accords, Stark manifeste clairement son jeu. Pour appâter le Captain America, Tony a recours à un emblème patriotique : il lui montre les stylos que Franklin Roosevelt a utilisés pour signer le Lend Lease Bill, programme d’aide aux armements destinés aux pays alliés. Ainsi, il espère acheter son ami en lui faisant comprendre qu’il souhaite faire la paix et lui promet son soutien s’il se met de son côté. A quoi le capitaine répond que certains considèrent que le Lend Lease Bill a en vérité rapproché les Etats Unis davantage de la guerre. Cependant, même s’ils se lancent des piques, Steve commence à envisager la possibilité de signer les Accords car il a saisi l’importance sentimentale et morale que son ami accorde à cette signature : elle représente une sorte de rédemption pour lui. Or lorsqu’il comprend qu’il ne s’agit pour Stark qu’un jeu pour l’amener à se soumettre, il repose avec détermination le stylo.

Sa véritable rédemption ne vient qu’à la fin de l’épopée, dans Avengers : Endgame, qui est construit entièrement sur le thème de la seconde chance, donc du rachat et de la réparation. Après la défaite face à Thanos dans Infinity War, les super-héros sont au plus bas. De plus, la moitié de l’équipe, de même que la moitié de l’humanité, a été balayée par le Titan fou d’un claquement de doigt grâce aux pouvoirs des pierres d’Infinité. Pour prendre leur revanche, ils doivent voyager dans leur propre passé afin de récupérer les pierres puisque Thanos les ont détruites après les avoir utilisées. Cette odyssée, à la fois dans l’espace, le temps et la mémoire, englobe donc tout l’univers du mythe Marvel non pour le revivre à l’identique mais pour réparer l’échec et les erreurs du passé. En cela, il s’agit incontestablement d’une odyssée de la rédemption. Et Tony Stark, l’homme de la mauvaise conscience, reste le personnage essentiel pour comprendre cette œuvre crépusculaire. D’autant plus qu’il est le seul à avoir pu théoriquement concevoir le voyage dans le temps et technologiquement réaliser la machine à voyager dans le temps. Son rachat commence donc par la réconciliation avec le Captain America à qui il rapporte son bouclier, emblème de son identité super-héroïque, alors qu’il le lui a réclamé dans Civil War.

L’échange symbolique qui doit sanctifier la paix entre les deux héros est d’une autre nature que celle commentée dessus. En rendant au Captain America son bouclier légendaire, Stark n’essaie pas de l’acheter ou de le manipuler mais le fait en signe de reconnaissance de son autorité aussi bien que toute l’amitié qu’il lui porte. Plus qu’un geste de réconciliation, il s’agit d’un aveu de pénitence de la part de Tony, d’où son malaise une fois le bouclier remis à Steve : il détourne ses yeux pour éviter le regard de son équipier puis fait comme à son habitude une blague pour dissimuler son trouble (« Sois discret : j’en ai pas pour toute l’équipe »). La mise en scène opte ici pour un plan américain afin de bien cadrer la rondache au milieu des deux hommes, contrairement aux stylos dans les plans précédents.

Dans la suite du film, les mythologues vont plus loin encore dans le processus de la rédemption puisqu’il offre à Stark une chance de dire à son propre père, trop tôt disparu, à quel point il aime et lui en est reconnaissant. Faillis à leur mission de récupérer le Tesseract après la bataille de New York en 2012, Iron Man et Captain America doivent retourner plus loin dans le passé, en 1970 dans le camp militaire Lehigh afin de retrouver la relique ainsi que les particules Pym qui permettent aux super-héros de regagner leur présent. A cette occasion, Tony va croiser son géniteur avec qui il va avoir une conversation sur la paternité puisque Howard Stark va bientôt être père à ce moment-là. La boucle se boucle donc avec ce dialogue entre vivants et non plus un monologue du mort au vivant ou du vivant au mort. Le mythe va ainsi jusqu’au bout de sa promesse de dire « ce qui est, ce qui sera et ce qui était », et réunir enfin les vivants et les morts dans l’espace-temps de la pure représentation mythico-artistique. Plus besoin d’archives cinématographiques ou d’artifices technologiques pour convoquer les fantômes du passé en vue de surmonter ses sentiments de culpabilité, le mythe lui donne littéralement une seconde chance pour réaliser ce qu’il a toujours regretté toute sa vie, à savoir n’avoir pas pu dire de son vivant tout l’amour et le respect qu’il a pour son père. Par-là, il se libère de son complexe de culpabilité d’avoir hérité de tant de merveilles sans jamais eu la possibilité de montrer sa profonde gratitude.

Comme la scène avec précédente avec Captain America, il se montre mal à l’aise et s’empresse à la fin de son geste d’affection de dire un jeu de mot (« Merci, pour tout… ce que vous avez fait pour ce pays »). Son étreinte en dit long sur la complexité des sentiments de Tony envers son père :  plus que la gratitude, il ressent en même temps le pardon et l’oubli de ce qu’il considérait comme un manque d’amour et d’attention à son égard de la part de son père puisqu’il a expérimenté lui-même la difficulté et le déchirement entre d’avoir à la fois des enfants et un travail au service du bien commun. Aussi, il n’a qu’un message à faire passer à son père en espérant qu’il puisse l’appliquer dès cet instant, avant la naissance prochaine de son fils : « No amount of money can ever buy a second of time ». En cela, Tony a enfin pu se débarrasser de l’idée d’acheter les sentiments avec les choses matérielles et du ressentiment envers ses parents.

Toutefois, sa rédemption n’est complète que s’il parvient à être lui-même, c’est-à-dire à accomplir son odyssée tragique qui fera de lui un héros, non pas le simple mortel Tony Stark mais le super-héros Iron Man. Après avoir réussi à retrouver toutes les pierres et faire revenir la moitié de l’humanité disparue, les Avengers essuient une attaque de Thanos venu depuis le passé en empruntant le tunnel temporel. La bataille ultime s’engage pour conserver les pierres fixées désormais sur le Gant d’Infinité fabriqué par Stark. Alors que tous les autres super-héros ont failli face à Thanos, le plus puissant ennemi qu’ils n’ont jamais affronté, Iron Man demeure le dernier rempart. Ne pouvant vaincre par la force, Ulysse ne peut qu’employer la ruse.

Même si Thanos a pu chausser le Gant, Iron Man parvient à l’empêcher de l’utiliser pour faire disparaître entièrement les êtres vivants dans l’univers. En le faisant croire qu’il essaie de lui retirer la relique, en réalité, Stark fait transférer les gemmes depuis la main de Thanos vers la sienne avant de claquer ses doigts et réduire en cendres l’armée du super-vilain. Mais ce faisant, le super-héros succombe car la puissance des pierres est telle qu’il n’a pu supporter la décharge. Sa victoire reste donc autant une victoire de l’intelligence créatrice que de la ruse sur la force brutale. La tragédie annoncée par le développement technologique dirigé par l’angoisse de la mort s’efface au profit d’une réconciliation possible entre l’intelligence de la main, celle de la tête et du cœur, trois dimensions de soi que le personnage réunit enfin en lui-même.

L’odyssée du super-héros se termine ici puisqu’il est allé jusqu’au bout de sa vie pour trouver la rédemption et d’être véritablement lui-même c’est-à-dire Iron Man (d’où ces mots en réponse à Thanos qui se proclame inévitable, I am Iron Man). Loin d’être un simple sacrifice purificateur et une négation de soi, son geste l’inscrit positivement dans le monde des vivants puisque sa mort le réintègre en son soi, c’est-à-dire une totalité identique à elle-même, totalité subjective connue sous le nom d’Iron Man. De ce fait, la mort qu’il a toujours fuit et qui n’a jamais cessé de le hanter le fait accéder à l’éternité au moment même où il l’embrasse volontairement. Cela ne signifie pas que le suicide reste la voie royale pour être un héros, loin s’en faut. En vérité, la signification de son geste réside dans le dépassement de son individualisme, dans la dimension transcendante de la finitude humaine qui le permet d’être au-delà de lui-même. « La fin fait partie du voyage » conclut Stark dans la vidéo qu’il a laissée à l’intention de sa fille Morgane et ses compagnons d’armes. En cela, il a réussi à faire la paix avec lui-même pour enfin incarner le héros qu’il prétendait être. Par-là, le mythe parvient à réintroduire le tragique dans notre monde démocratique, largement dominé par l’égalité des conditions, qui efface lentement mais sûrement toute possibilité de transcender soi-même et de ressentir cet étrange frisson de liberté lorsqu’on a été éprouvé par la mort et le danger.

Cependant, la mort ne peut jamais être le terme ultime pour le mythe, du moins s’il existe encore des hommes pour le raconter, aussi il faut qu’il se poursuive et que l’héritage de Stark soit transmis. Dès lors, qui donc mieux qu’un autre Ulysse, métaphore humaine des récits mythiques, pour prolonger le « chant » mythologique ? Le nouvel Ulysse aura les traits de Spider-Man, un jeune adolescent orphelin de père qui trouvera en Tony Stark à la fois un modèle à suivre et un patrimoine à perpétuer.

Laisser un commentaire