L’apparition des super-héros dans l’espace culturel américain débute en 1938 avec la publication d’Action Comic 1[1] avec Superman figurant sur la couverture. Ses créateurs, Jerry Siegel et Joe Shuster, sont de jeunes hommes, à peine sortis de l’adolescence, d’où le caractère à la fois naïf et simple de la narration et de la construction des personnages. Ceci marque pourtant le début de l’invention mythique des super-héros proprement dit car tout mythe désigne une mise en correspondance entre un désir, (ici le désir de puissance) un nom et une image. Pour mieux comprendre son fonctionnement, analysons ce tout premier comic de super-héros.

Avant de nous intéresser au héros en tant que tel, considérons dans un premier temps l’aspect symbolique de la couverture du comic et plus spécialement celui de la voiture. « It’s not just a car… it’s your freedom », s’exclamait une publicité de General Motors dans les années 1930 aux États-Unis. Elle résume ainsi de façon parfaite l’élargissement du pouvoir de l’homme moderne sur l’espace et le temps. Désormais, il lui est possible de posséder un espace privé, la voiture, qui lui permet de partir et d’y être seul. Plus spécifiquement encore, elle témoigne d’un rapport de transfert très fort vis-à-vis de la voiture : celle-ci confère à l’homme un sentiment de pouvoir. Un double sentiment de pouvoir en réalité, à savoir celui de la maîtrise de la machine et celui transféré de la machine à l’homme en vue de dominer l’espace. Dans cette perspective, l’image de Superman soulevant une voiture nous indique l’idée d’un pouvoir bien plus vaste et supérieur à ce que l’homme a pu réaliser jusque-là.
Examinons maintenant la première page du comic. Nous y trouvons une explication et une justification de l’existence de Superman et de son pouvoir. Cette explication emploie une idéologie évolutionniste selon laquelle notre super-héros appartient à une « race » qui a atteint sa « maturité ». Ce qui, en sous texte, veut dire ceci : l’humanité, en tant qu’entité biologique, possède des potentialités naturelles au-delà de toute imagination. Ce point suppose de manière plus implicite encore une certaine supériorité de l’homme sur la nature lorsque celui-ci aurait déployé toutes ses capacités. Le second point de cette explication pseudo-scientifique consiste à employer une analogie : tout comme la fourmi pouvant soulever une masse beaucoup plus grande que son poids, l’homme peut et doit posséder des aptitudes physiques extraordinaires, mais cela uniquement en fonction du degré de son évolution.

Le pouvoir de l’homme est ainsi « déduit » de son essence biologique. Potentiellement, l’homme possède bien des capacités hors normes mais il lui faut encore du temps pour les réaliser en acte. Par-là, on définit une certaine essence de la perfection humaine l’homme qui tendrait vers l’infini. Ici transparaît une vision téléologique et eudémoniste de l’histoire humaine. Celle-ci considère avec certitude que l’histoire humaine se résume à une constante marche vers le mieux, malgré tous les malheurs et toutes les injustices de la vie. Cette marche irrésistible vers le bonheur appartient à l’essence de l’homme en ce que, dans son histoire, l’homme va déployer peu à peu toutes les potentialités que la nature a inscrites en lui. Ainsi, le terme « man » dans le nom de Superman serait donc à prendre dans une acception large désignant l’humanité dans son ensemble. De toute évidence, la conception anthropologique de cette figure héroïque reproduit une idéologie progressiste qui promeut la maîtrise et la domination dont le symbole est condensé dans l’image de Superman soulevant une voiture.
A côté de cette idéologie progressiste, il existe une autre qui n’est plus centrée sur l’homme en tant qu’espèce mais en tant que genre masculin. Le terme « man » dans Superman porte ainsi cette polysémie. Celle-ci se retrouve également sur le plan symbolique de la voiture. Outre l’aspect technique que nous venons de développer, la voiture incarne également aux États-Unis un pouvoir séducteur voire sexuel. En effet, dès sa sortie, le modèle T-Fords comportait déjà une dimension charnelle très forte puisqu’il offrait des possibilités de copulation couverte et par la suite, considéré comme le symbole de l’émancipation sexuelle. L’ampleur du phénomène a été telle que, dans les années 1920, un juge d’Indiana a dénoncé la voiture comme « une maison close sur roues » en rapportant que, dans l’ensemble des femmes accusées de crime sexuel, les deux tiers ont été commis dans des voitures. Pour les psychologues Marsh et Collett, « l’impact de la voiture sur le sexe et la séduction a été aussi profond que la pilule contraceptive[1] ». Ainsi, l’image de Superman sur cette couverture signifie non seulement un désir de pouvoir mais aussi et surtout un fantasme de puissance sexuelle. Le super-héros se trouve ainsi au croisement de deux interprétations qui trahissent deux présupposés au sujet de l’homme, le premier le concerne en tant qu’espèce et le second en tant que genre masculin. Le parti pris tout à fait machiste du comic se confirme tout au long du récit, notamment à travers la récurrence du sauvetage des femmes par Superman. Dans ses interventions, notre super-héros se montre brusque, impertinent et impérieux. Il n’hésite pas à employer la méthode forte : défoncer les portes, bousculer les gens, violer la propriété et l’espace privé des autres, casser la figure à un mari violent, écouter aux portes, menacer et terroriser ses victimes…

Il est évident que le Superman de 1938 ne ressemble en rien à un être vertueux. En fait, le nom de « Superman » ne désigne pas tant ici une vertu supérieure qu’une virilité supérieure. Le super-homme est aussi le super-viril. Superman répond ainsi à un fantasme à peine caché de la force masculine. Ce goût prononcé pour la puissance correspond à une pulsion largement répandue chez les adolescents qui aspire à l’emprise et à la domination de l’individu sur les choses aussi bien que sur les hommes. Le super-héros, en dépit de sa volonté de faire le bien, promeut en réalité un anarchisme acharné où l’individu, du fait de sa force supérieure, se met au-dessus de la Loi. En cela, le héros se trouve encore dans un état de nature malgré toute la rhétorique scientifique dont les créateurs se servent pour « expliquer » son origine.

A travers ces analyses, nous mesurons combien la figure de Superman reste exemplaire pour comprendre le fonctionnement du mythe. Ce dernier joint dans une même représentation le désir de puissance, un nom héroïque justifié par son déploiement dans différents récits et une iconographie bien singulière et tape-à-l’œil. D’où l’attirance mythique qu’exercent sur le lecteur ces histoires de super-héros alors qu’elles se montrent clairement archaïques dans ses propos et que leur esthétique s’avère rudimentaire sinon grossier. Tout se tient dans cette combinaison des trois dimensions si bien que le mythe peut s’affranchir de tout pour finalement promouvoir la violence, la force et l’injustice car il est visible que le super-héros n’est soumis à aucune loi si ce n’est celle de sa force. Cette prétention à faire de sa force la loi apparaît également dans la double caractérisation de l’humanité de Superman, en tant que modèle idéal de l’être humain et en tant que modèle de virilité. Ceux-ci peuvent paraître dissemblables au premier abord, cependant, ils soutiennent tous les deux la même conception de la force comme maîtrise et domination violente, aussi bien au niveau phylogénétique qu’au niveau ontogénétique. Nous pouvons dès lors mieux comprendre ce qui est contenu dans la simple dénomination « Super-man » : d’un côté, il représente le superpouvoir, c’est-à-dire un pouvoir idéal dépassant même celui de la machine ; de l’autre côté, ce superpouvoir, employé exclusivement pour sauver des femmes en détresse, trahit une pulsion sexuelle certaine. Il y a sans conteste dans ce second aspect une réification de la femme en tant que victime pour ensuite promouvoir un modèle masculin paradoxalement immoral et machiste puisqu’il utilise sa force pour imposer sa volonté à d’autres. « La loi du plus fort est toujours la meilleure », voilà le présupposé fondamental de ce mythe super-héroïque des premiers temps.
Intéressons-nous rapidement maintenant à l’évolution des comics aux Etats-Unis. Bien entendu, un propos tel que celui du 1er Superman ne se répétera plus de manière aussi franche et transparente dans les développements ultérieurs des comics de super-héros. Tout en gardant la recette mythique qui allie la puissance au nom et à l’image, les producteurs de bandes dessinées américains vont se diriger vers une morale plus acceptable, c’est-à-dire plus manichéenne où les good guys s’opposent aux bad guys. Du point de vue artistique, les dessins sont peu sophistiqués, se contentant souvent d’appliquer à la lettre une recette qui a fait ses preuves. Un des éditeurs aimait à répéter à son personnel : « Don’t give my Rembrandt, give me production.[1]» Mais la standardisation des super-héros n’a pas pour unique cause le productivisme taylorien. Ses motifs s’avèrent multiples. Economique d’abord, notamment le faible coût des salaires et l’absence de royalties. Productif ensuite avec les incessants délais pour terminer les histoires. Et moral enfin avec l’idée admise par tous que les comics sont à l’adresse de jeunes lecteurs et par conséquent, il ne leur faut pas grande chose sinon des costumes et des pouvoirs surnaturels pour attiser leur curiosité. Néanmoins, ces causes somme toute factuelles et empiriques ne permettent pas de comprendre l’essence du mythe qui est en jeu dans ces nouvelles figures héroïques. Au fond, ces raisons ne peuvent expliquer pourquoi elles ont pu continuer à se déployer dans la culture alors qu’ils semblent répéter toujours la même histoire. Loin d’épuiser l’appel à la création mythique, la multiplication des héros, même sous sa forme répétitive et standardisée, correspond en vérité à un moment essentiel et fondateur de tout processus mythique, à savoir le surgissement de la diversité daimonique. En effet, ce moment est comparable à celui du jaillissement désordonné des divinités sans noms (les daimones) dans les temps archaïques avant d’acquérir un nom, un domaine, un caractère, un pouvoir, une personnalité et une place dans le panthéon des dieux olympiens. Avec les super-héros, nous n’assistons pas exactement au même processus qui va des daimones jusqu’aux dieux personnels[2] car le développement du langage, des techniques de l’image et de la conscience humaine est tel que ce mouvement ne peut se répéter à l’identique. Toutefois, il importe de noter l’analogie parfaite entre la profusion des super-héros et celle des daimones, car elle témoigne d’une renaissance du processus mythique mais avec les acquis engrangés par le développement de la culture. Cette renaissance insiste en premier lieu sur la force et non la forme, même si elle est nécessaire à toute manifestation de puissance. En réalité, la force et la puissance de la divinité mythique sont telles qu’elles l’emportent ici sur la forme et le raffinement artistique dans laquelle le daimon s’incarne. L’évolution historique des comics et du cinéma va nous montrer un basculement progressif vers le pôle inverse où la forme va peu à peu parvenir à contenir la force, où la mythologie va ordonner la diversité des mythes selon une logique et une cohérence narrative, où l’art va prendre en charge la surabondance de puissance mythique à travers son travail sur la forme.
Cependant, il serait injuste de considérer les comics de l’origine comme dépourvus de formes. Pour satisfaire l’exigence hebdomadaire à la fois de production et d’attraction mythique, leurs auteurs ont dû combiner deux tendances opposées de la littérature : d’une part, le caractère statique et archétypique des personnages mythiques et d’autre part, l’aspect dynamique et plein de rebondissements de leurs aventures[3]. Par la résurrection de l’univers des mythes dans le cadre de la modernité romanesque, cette combinaison manifeste une des spécificités de ces récits, spécificité qui va perdurer jusqu’à aujourd’hui dans leurs adaptations cinématographiques. Par-là, le lecteur peut avoir le plaisir à la fois de retrouver des figures héroïques coutumières auxquelles ils s’identifient et de découvrir en leur compagnie de nouvelles péripéties inédites. D’où les jeux de répétitions, de renvoi, d’ironie et d’autoréflexion qui vont peu à peu se mettre en place au sein de ces récits mythiques modernes.
Or, malgré une innovation narrative certaine, soumis à la forme sérielle et épisodique, les comics maintiennent à leurs débuts les super-héros dans le pur présent, sans passé ni avenir. Toutes les semaines, ces derniers sont invités à renouveler leurs exploits épiques. Mais à cause de cela même, ils ne peuvent vieillir, ni se marier, ni avoir des enfants, autrement ils connaitront la finitude humaine et signeront la fin de leur épopée. Même en possession d’un nom, d’une image et d’un récit propre, ils affichent ainsi une grande dépendance à l’égard de leur origine daimonique : tout comme les daimones, ils surgissent puis disparaissent pour réapparaître momentanément, le temps d’un comic, sans continuité temporelle. Le super-héros n’existe dès lors seulement le temps de son exploit, de la manifestation de sa puissance sans le poids du passé ni les angoisses de l’avenir. Il est un être sans projet qui ne vit que dans le pur ici et maintenant. L’étroitesse temporelle des récits va également de pair avec l’exiguïté spatiale. Le champ d’action des super-héros reste souvent très local : Gotham City pour Batman, Metropolis pour Superman etc. Le crime qu’ils combattent possède généralement un parfum bien little neighbourhood américain. Outre les violences domestiques et les erreurs judiciaires, les super-héros doivent la plupart du temps défendre la propriété privée des honnêtes gens contre les gangs, le crime organisé et la corruption locale (mais jamais fédérale). Au pays du libéralisme économique, les super-héros incarnent donc des divinités locales veillant sur le patrimoine de chacun. Peu sont intéressés par les problèmes politiques et économiques mondiaux tant et si bien que leur moralité se résume à se montrer charitable envers les habitants du little town. Bien que l’on puisse imaginer les super-héros capables de changer le cours du monde avec leurs pouvoirs fantastiques, dans les faits, ils se contentent à ce premier stade de rester une divinité locale, un dieu spécial selon la terminologie d’Usener. En ce sens, les super-héros des origines présentent bien les traits essentiels des mythes archaïques : diversité des figures héroïques, surgissement momentané voire épisodique de leurs puissances et étroitesse spatio-temporelle de leur domaine d’action.
Cependant, avec l’arrivée de la seconde Guerre Mondiale et surtout avec l’entrée en guerre des Etats Unis en décembre 1941, les super-héros changent de perspective idéologique. Ils ne se satisfont plus de protéger les biens privés et individuels mais tendent vers une participation de plus en plus active dans le conflit mondial. Par-là, ils contribuent directement à l’élaboration d’une idéologie nationaliste et antifasciste se posant en défenseur de la liberté et de la justice. L’apparition du Captain America dans un comic datant de mars 1941, neuf mois avant la déclaration de guerre américaine, marque clairement un changement de paradigme.

L’intransigeance face au Mal sera la recette maintes fois recyclée durant les cinq années de guerre où l’opposition good guys/bad guys va pouvoir trouver l’occasion de magnifier le modèle américain par contraste avec l’Empire du Mal que représentent les Nazis et les Japonais. La guerre fonctionne ainsi comme un catalyseur qui permet de cristalliser les puissances daimoniques autour de l’idéologie guerrière et nationaliste. Cette étape de cristallisation, loin d’être l’effet du seul hasard de l’histoire, constitue en réalité une nécessité dans le développement du mythe vers la mythologie. Sur le plan historique, il est notable que toutes les épopées chantent la guerre, que ce soit celle des dieux (la Théogonie, l’Edda…) ou bien celle des hommes (l’Iliade, le Mahabharata…). Comme si la guerre a toujours été l’événement indispensable pour rassembler les mythes. Toutefois, il existe une grande différence entre les grandes épopées antiques et les comics des années de guerre : il s’agit de leur rapport temporel aux exploits qu’ils chantent. Tous les poèmes épiques sont des reconstructions tardives, souvent de plusieurs siècles par rapport aux événements relatés. Cette distance temporelle permet une réflexion, une recomposition en vue de conférer un sens plus riche à la tuerie et aux massacres. Tel n’est pas le cas des comics. Malgré leur évolution vers une problématique moins locale autour de l’idéologie guerrière et nationaliste, les super-héros restent amarrés à l’actualité et au temps présent sans pouvoir créer l’écart nécessaire pour interroger et trouver de nouvelles significations aux conflits.
La nécessité de représenter la guerre se démontre encore plus aisément lorsque nous considérons la logique interne des mythes super-héroïques. La promotion de la force et de la justice quasiment expéditive dont faisaient preuve nombres de comics ne peut que pousser les super-héros à faire la guerre s’ils veulent évoluer vers une forme narrative plus grandiose. La Seconde Guerre Mondiale va précisément leur procurer un terreau de choix pour cette transformation des récits mythiques. D’une simple divinité locale, les super-héros vont passer à un stade divin supérieur. Ils deviendront des incarnations absolues de l’idéal du Bien. Grâce à la guerre, ils franchiront une étape importante qui va les mener vers la mythologie moderne : la prise de conscience de leur action sur le cours du monde. Celle-ci ne va qu’en s’accroissant avec l’ouverture des camps et la découverte des horreurs du nazisme. La Victoire marque ainsi le point d’orgue du triomphe de l’idéal du Bien sur la laideur et la cruauté du Mal.
Pourtant, l’ultime triomphe marque également le commencement du déclin. La formule épique qu’offraient les super-héros va devenir de plus en plus désuète voire contestable. Puisque la victoire est enfin arrivée, à quoi bon lutter encore ? Avec la fin de la guerre, advient aussi le crépuscule des dieux et la dissolution de l’absolu. En temps de paix, les héros hier sont considérés au pire comme des brutes, au mieux comme des représentations dépassées. Cela apparaît tout d’abord, dans le rejet de la violence et des charges sexuelles contenues dans les comics, notamment de la part des parents et des ligues de moralité, voire même de certains psychiatres, dont le plus actif et le plus virulent fut le Dr. Fredric Wertham. Mais plus directement, le rejet provient du public lui-même. Les éditeurs comme Marvel et DC Comics ont vu leur vente chuter de manière drastique, par exemple sur des séries comme Captain America ou Green Lantern. La vision naïve et manichéenne que ces comics continuaient à véhiculer jusqu’aux années 60, en pleine Guerre Froide, n’a tout simplement plus trouvé d’écho chez les lecteurs aussi bien juvéniles qu’adultes. La nature même de cette guerre avec ses moments de « gel » et de « dégel » rend inopérante la dichotomie simpliste entre « bons et méchants ».
De ce fait, l’industrie des comics est appelée à se renouveler si elle veut continuer à créer des mythes. Avant de trouver la bonne formule, elle va connaître une crise profonde et va devoir mettre plus d’une décennie pour remonter la pente. Avec l’arrivée de nouveaux créateurs comme Stan Lee, Jack Kirby, Steve Ditko… apparaissent de nouveaux super-héros comme Spider-Man, Hulk, Iron Man… chez Marvel. Outre l’originalité de leur figure, ces derniers introduisent une perspective inédite dans les comics, celle de la temporalité. Contrairement aux super-héros daimoniques des origines, ils vont connaître une certaine faillibilité, une incertitude dans leur existence. Loin d’incarner un emblème de l’absolu, les nouveaux super-héros ne vont de cesse rappeler aux lecteurs combien ils sont eux aussi aux prises avec des problèmes tout à fait humains. Malgré le caractère toujours épisodique du genre, les super-héros ne sont plus emprisonnés dans un présent absolu mais possède désormais la possibilité d’évoluer dans la narration. Prenons l’exemple de Spider-Man qui raconte la difficile transition de l’adolescence à la vie d’adulte avec ses problèmes familiaux et professionnels. Chez ce super-héros, la métamorphose du corps se double ainsi une métamorphose de l’âme grâce à l’introduction du temps et de la subjectivité. Par-là, le costume qu’il endosse ne coïncide plus simplement avec le reflet d’une idéologie nationaliste (Captain America) ou virile et progressiste (Superman) mais devient l’expression même de sa singularité individuelle. Par-là, nous atteignons le troisième moment du mythe, celui des divinités personnelles, moment indispensable avant la création d’un panthéon mythologique.
Pourtant, en parallèle de ce tournant temporel et subjectiviste, l’ancien modèle continue toujours à subsister notamment dans le cadre de la télévision. Loin d’embrasser l’évolution mythologique, le médium télévisuel et sa puissance médiatique n’ont pas servi à créer une nouvelle image du super-héros mais plutôt à prolonger la perspective manichéenne. Mais ce que l’on perd en inventivité, on gagne en puissance de diffusion. En tant que média de masse, la TV a pu contribuer à faire connaître les super-héros au monde entier et ce, sur plusieurs génération. L’extension du public se fait certes au détriment d’une certaine qualité scénaristique et réflexive mais permet d’ancrer plus profondément ces figures dans la culture collective et universelle. La seconde contribution de ce médium réside dans son apport technologique : désormais, le mythe des super-héros est enrichi d’une nouvelle dimension, celle du son et des images en mouvement. Par-là, il accède à la forme cinématographique qui lui assure une continuité spatio-temporelle de l’action. Toutefois, malgré cette double avancée à la fois médiatique et technologique, beaucoup ont pu considérer les super-héros à la TV ou dans les comics comme l’illustration même du divertissement et de la culture de masse réservés aux enfants. Prise en ce sens, l’explosion de la production des films de super-héros en ce début du XXIème siècle ne serait que le prolongement logique d’une volonté d’infantilisation universelle voire la manifestation d’une régression culturelle. Telle est en partie l’opinion du cinéaste Martin Scorsese et de nombreux autres critiques de cinéma attachés à une conception auteuriste du 7e art. Il est certain que la puissance technologique et médiatique a décuplé l’attraction mythique des super-héros qui risque d’imposer au monde entier un modèle univoque d’héroïsme. Néanmoins, même si les super-héros dans les séries télévisées peuvent s’apparenter à une régression ou du moins à une stagnation dans leur évolution symbolique, les films contemporains ont su conserver et prolonger le tournant subjectif initié par les comics Marvel des années 1960. Non seulement les personnages ne demeurent plus des incarnations monolithiques d’un concept ou d’une valeur abstraite mais se trouvent dorénavant plonger dans des situations concrètes et réelles qui les mettent face à leurs propres limites malgré leurs superpouvoirs. Se poursuit ici la question du soi authentique ouverte par les comics de Marvel sans pour autant tourner le dos aux avancées technologiques les plus modernes. Cependant, à la différence d’autres blockbusters comme Fast and Furious ou Transformers, les effets spéciaux permis par la technologie ne représentent pas l’attraction principale du film. Ils ne sont pas développés pour eux-mêmes mais pour servir à l’élaboration esthétique d’un univers mythologique proprement moderne. Ce dernier apparaît en toute clarté à travers l’ensemble des 23 films Marvel qui forme la première étape achevée d’un cycle mythologique. Le terme de mythologie peut enfin prendre ici tout son sens qui est la mise en cohérence sous forme de récits d’un ensemble de mythes jusque-là éparpillés. L’étude attentive de ce cycle mythologique contemporain nous ouvrira deux perspectives nouvelles. D’une part, celle d’une compréhension plus précise de notre temps et de son besoin du mythe ; d’autre part, celle d’une perception plus juste des ruptures et des continuités entre mythologies anciennes et modernes.
[1] Sheldon Meyer, cité dans Benton, Superhero Comics, 33.
[2] Hermann Usener, Götternamen – Versuch einer Lehre von derreligiösen Begriffsbildung, op.cit.
[3] Pour une analyse plus détaillée de cette double tendance, voir Umberto Eco. Le mythe de Superman. In: Communications, 24, 1976. La bande dessinée et son discours, pp. 24-40 ou sur http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1976_num_24_1_1364
[1] Peter Marsh et Peter Collett, « Driving Passion », in. Psychology Today, Juin 1987, pp. 16-24, cité dans American popular culture, John Dean, Nancy : Presses Universitaires de Nancy, 1992, pp. 102- 104.
[1] Jerry Siegel et Joe Shuster, Action Comics 1, New York : DC Comics, Juin 1938.