La fonction productrice : Black Widow ou le miroir de la conscience

La troisième fonction semble être la plus difficile à interpréter selon le schéma dumézilienne des mythes, surtout à notre époque libérale où l’économie marchande et l’industrie ont une place prépondérante dans la société. De ce fait, peut-on encore parler de production ou de reproduction alors que leur sens en est depuis profondément transformé, de même que les valeurs morales et sociales qui leur sont liées ? De plus, dans l’épopée des Avengers, il n’existe pas jusqu’ici d’œuvres consacrés entièrement aux héros de cette fonction. La seule exception reste Black Widow qui, malgré sa sortie repoussée à cause de la pandémie mondiale, ne fait pas partie du cycle initial. En vérité, ce film initie plutôt une nouvelle phase (appelée Phase IV) qui va embarquer les spectateurs dans une autre odyssée mythologique. Tous ces points permettent toutefois de tirer certaines conclusions concernant le traitement que les mythologues réservent aux super-héros de cette classe. D’abord, puisqu’ils n’ont pas de films attitrés, ils sont à analyser en rapport avec les autres super-héros. Leur rôle se résume donc pour essentiel d’être des adjuvants conformément à la tradition mythologique. Ensuite, en dépit de ce trait conservateur, les aèdes Marvel, en bon démocrates, ont totalement effacé l’idéologie archaïque qui veut voir dans la fonction productrice (ou le Tiers-état) l’incarnation même de la docilité et de l’obéissance[1]. Leur reprise de cette fonction vise en réalité à remettre en question cette idée même afin de poser de manière plus aigue le problème du cas de conscience de l’officier. Pour cela, ils renouvellent la caractérisation du couple de héros de la troisième fonction en donnant notamment à chacun une individualité propre, indépendante de l’idéologie trifonctionnelle orthodoxe et en croisant leur trajectoire et destin dans un mouvement périodique d’unification et de séparation. Ce point apparaît avec netteté lorsque nous examinons le traitement esthétique et thématique réservé au couple d’assassins Black Widow et Hawkeye puis la manière dont le récit épique les raccorde aux jumeaux Maximoff, Wanda et Pietro. En analysant ainsi les destins croisés de ces couples jumeaux, nous pourrons davantage saisir les variations qu’ont introduites les mythologues Marvel dans ce vieux schéma de la troisième fonction afin d’en renouveler sa signification.

Tout d’abord, le duo Natasha Romanoff (Black Widow) et Clint Barton (Hawkeye) n’est pas à proprement parler des jumeaux de sang mais des frères d’armes, liés par un pacte d’honneur et ce, jusqu’à la mort. Les deux personnages ne sont pas introduits en même temps et ne suivent pas exactement la même trajectoire mais ne se croisent qu’à des moments clés de l’épopée. Aussi, nous devons les étudier séparément sans pour autant oublier leur interaction respective qui tourne spécifiquement autour du thème de la vision. Entre le soldat et l’espionne, nous aurons à confronter deux versions de cette métaphore de la prise de conscience qui va mener les personnages vers leur sacrifice ultime équivalent à leur rédemption. Le second couple, de vrais jumeaux cette fois, va reproduire quasiment à l’identique ce schéma dans un film unique Age of Ultron, une sorte de condensé du destin de cette fonction mythologique. Cependant, nous n’allons pas répéter de manière inutile l’étude de ce condensé du second couple mais plutôt, dans un souci d’élargissement, analyser leur rapport respectif avec la figure paternelle de Hawkeye. Par-là, nous pourrons mesurer la profonde mutation de l’antique problématique de la reproduction qui devient à l’âge contemporain celle de la transmission et de l’éducation.

La super-héroïne Black Widow est introduite dans le MCU dès son troisième opus, Iron Man 2 (2010) avant son « jumeau » qui ne fera qu’une furtive apparition dans le film suivant Thor (2011). Son personnage prend immédiatement une importance cruciale dans l’intrigue et bénéficie donc d’un travail plus minutieux et approfondi de la part des scénaristes et du réalisateur Jon Favreau. Cette attention particulière se manifeste dès son apparition sur l’écran où la mise en scène, dans le but de la présenter au grand public, amuse à souligner l’ambiguïté et la duplicité caractéristique de l’héroïne. Son entrée en lice est extrêmement soignée pour accentuer non seulement sa personnalité mais aussi son rôle particulier dans l’univers épique. D’abord, à la différence de Pepper Potts qui est filmée de dos dans un mouvement caméra latéral puis en avant lors de son entrée dans la salle de sport de Tony Stark, Natasha Romanoff est montrée dans un plan fixe qui nous permet de la contempler de la tête aux pieds. Son apparition fait d’ailleurs sensation puisqu’elle attire immédiatement le regard de Happy Hogan puis de Tony Stark qui sont pourtant en train de s’entraîner sur le ring. Alors qu’elle fait signer à Pepper le document de transfert de responsabilité, Tony l’interpelle afin d’enquérir de son nom. Si cette question peut sembler naturelle du point de vue scénaristique, elle possède en réalité une importance stratégique dans la caractérisation du personnage puisque l’un des enjeux du film reste la découverte de son identité véritable. D’ailleurs à cette question, l’héroïne nous donne une fausse réponse : au lieu de Natasha Romanoff, elle se présente comme Natalie Rushman. Ce qui n’est certes pas si éloigné de la vérité puisque l’on peut y voir une américanisation de son nom d’origine russe. Toutefois, cette réponse permet d’emblée d’insister sur le caractère double de la nouvelle super-héroïne.

A l’image de son personnage, la mise en scène se plaît aussi à se dédoubler : d’un côté, au premier plan Pepper et Tony assimilés à des spectateurs dans leur fauteuil de cinéma pour jouir de la scène hors champ qui est reflétée, de l’autre, sur la vitre à l’arrière-plan à gauche de l’écran. Situé à la jointure des deux vitres, le comédien/metteur en scène Jon Favreau se trouve ainsi dédoubler également comme pour souligner l’équivocité de la scène où les apparences semblent toujours dissimuler autres choses. L’illusion se dénonce donc elle-même par pur jeu circulaire qui inclut le spectateur dans le spectacle en en appelant à son intelligence et non à ses émotions pour mieux l’arracher au sentiment mythique de la fusion.
Dans le contre-champ, le dédoublement de Black Widow est encore plus manifeste puisque le cinéaste a pris soin de disposer deux miroirs séparés en sorte de pouvoir capter deux reflets du personnage. Le fond noir qui entoure ces surfaces réfléchissantes les met en valeur par le contraste de l’éclairage. Par-là, l’arrière–plan permet d’« éclairer » le sens de l’avant plan où a besoin d’une leçon de boxe non celui que l’on croit. En effet, par dédain pour son adversaire, Happy va être la dupe de Natasha qui, en une prise éclair, va le mettre au tapis et l’immobiliser. Les apparences sont en parties mises au jour, non pour dénoncer l’illusion comme dans le cas de Spider-Man mais pour signaler l’essence double de l’espionne super-héroïque.

La duplicité du personnage va ponctuer de cette manière quasiment toutes ses apparitions dans le film (sauf la scène d’action finale où elle fonce à travers les lignes ennemies pour atteindre la chambre de contrôle où se cachait Ivan Vanko). Dans une autre scène très parlante où Natasha se trouve en tête à tête avec Tony Stark, l’occasion nous sera donnée d’acquérir un peu plus de certitude quant à l’ambiguïté de son être. En elle-même, ce face à face n’apporte rien au récit, son unique utilité est de nous permettre de cerner un peu plus cette héroïne qui ne va cesser de fuir elle-même durant presque toute l’épopée des Avengers.

De sa propre initiative, l’héroïne commence à mettre du fond de teint sur le visage de Stark afin de cacher ses bleus. Ce qui ne laisse pas de le surprendre, d’où son regard interrogateur. Ce geste totalement superflu, et pour l’intrigue et pour l’évolution des personnages, n’a en réalité d’autre sens que métaphorique : ce qu’il nous révèle en propre est l’enjeu réel non seulement de la scène mais aussi du film à savoir le maquillage des faits et leur dissimulation. Ce jeu de dupe est pratiqué autant par Stark que par Romanoff, avec seule différence qu’en tant que maître des artifices, elle sait mieux que lui déchiffrer ce que dissimule le cœur des hommes tout en entretenant une certaine ambiguïté.

Les subtilités que le film déploie pour dépeindre sa nouvelle super-héroïne vont de pair avec sa fonction d’adjuvant mais aussi avec son statut d’agent secret du SHIELD. Elle est de fait obligée de toujours jouer un double jeu afin de soutirer des informations sans réveiller les soupçons. Dès lors, elle va devoir affronter elle aussi son propre questionnement au sujet de son identité, à l’instar de ses collègues super-héros masculins. Cependant, ses doutes ne surviendront seulement à partir de la phase 2 avec Captain America : Winter Soldier avec la chute de SHIELD. En attendant, elle s’avère être une arme redoutable lorsqu’il s’agit de déceler les failles de ses adversaires pour obtenir leur secrets cachés. Sa plus grande force ? La capacité à faire croire à ses interlocuteurs qu’ils maîtrisent tout et les pousser ainsi à se trahir, dans l’ivresse du pouvoir, par leur propre parole. En cela, elle incarne une sorte de miroir de leur conscience où se reflètent leur plan et leur désir.

Emprisonnée et torturée par des mafieux russes, l’agent Romanoff semble se trouver dans une mauvaise passe dans ce début d’Avengers (2012). Puis survient ce plan assez curieux, totalement hors de l’espace de la scène, qui vise à nous détacher de l’action et à nous en donner un autre point de vue. Loin d’être un pur effet esthétique, cette image nous indique en réalité que la scène n’est qu’une illusion, une représentation théâtrale que joue Black Widow. Les différents tableaux disposés autour du miroir a pour fonction de nous préciser le sens à interpréter. De ce fait, la mise en scène de Joss Whedon prolonge la construction du personnage autour de sa duplicité mais en l’approchant cette fois de l’art du déguisement et de la représentation.

En effet, dans la suite de la séquence, nous sommes témoins d’un revirement de la situation après un coup de fil de la part de Coulson exigeant que Natasha rentre immédiatement afin de faire face à la nouvelle menace que constitue Loki. Aussitôt, elle se débarrasse de ses ravisseurs en les mettant au tapis à mains nues comme se doit tout super-héros. A ce moment, nous comprenons que l’héroïne n’a fait que feindre la faiblesse afin de manipuler ses ravisseurs dans le but de découvrir leur secret. Le même mécanisme est mis en place un peu plus loin dans le film lorsqu’elle doit faire face à Loki dans sa cellule en vue d’apprendre plus sur le sort de son jumeau, Hawkeye, tombé sous la coupe du dieu déchu dès le prologue. La scène d’interrogatoire commence de manière assez étrange puisque nous remarquons que Loki reste très sûr de lui malgré sa détention et que Natasha, loin d’être en position de force, vient plutôt négocier pour la vie de son ami Barton que d’interroger le prisonnier.

Se sentant en position de force parce qu’il connaît les hontes secrètes de l’agent Romanoff, Loki s’amuse à rappeler ses anciens méfaits impardonnables et à la menacer des pires châtiments par la main de son propre frère d’armes. Son reflet dans la vitre de sa cellule lui donne un aspect fantomatique qui le fait apparaître comme la mauvaise conscience de Natasha. Le visage progressivement crispé de cette dernière nous indique l’ascendance que Loki est en train de prendre sur elle. Or cette même image peut être lue de manière totalement opposée quelques instants plus tard, lorsque dans son élan d’intimidation, Loki se trahit en parlant de monstre que les super-héros ont invité. Natasha comprend ainsi sur le coup son plan qui est de déchaîner Hulk pour détruire le Hélicarrier de l’intérieur. Le reflet de Loki dans ce plan indique donc rétrospectivement l’illusion de la puissance dans laquelle le dieu malicieux est tombé. D’ailleurs, sa défaite a été annoncée dès le début de la scène de sa propre bouche lorsqu’il avoue à Natasha que peu de gens sont capables de se faufiler derrière son dos (sneak off on).

Même si Black Widow a gagné cette escarmouche, nous y percevons pour la première fois les fêlures dans l’armure de la super-héroïne jusqu’ici si sûre d’elle-même. Tout comme Tony Stark, elle est animée par sa mauvaise conscience d’avoir été un assassin sans âme à la solde de l’Union Soviétique. Tout comme son compère, il va lui falloir toute l’épopée pour se rédimer. Or à la différence de Stark, ce n’est pas dans l’amour et dans la vie familiale qu’elle va trouver sa voie de sortie mais dans l’amitié et dans la confiance en un être pleinement vertueux : le Captain America. La mythologie moderne reprend en ce point l’idéologie trifonctionnelle où la troisième fonction doit apprendre à servir fidèlement la fonction royale comme seul chemin vers le juste. Toutefois, il s’agit pour les mythologues Marvel non de la récupérer telle quelle mais de la renouveler en l’adaptant aux problématiques contemporaines, notamment à celle, centrale pour les sociétés modernes, de la confiance entre individus atomisés, toujours prêts à instrumentaliser l’autre dans le but de parvenir à ses fins. Cette problématique prend d’autant plus d’importance chez un personnage comme Black Widow qui vit de manière constante dans un univers de faux-semblant et de manipulation. De fait, elle ne peut faire confiance à personne car cela revient à se trahir et se mettre en danger. De façon réciproque, personne ne peut lui faire confiance puisque cela suppose pouvoir pénétrer dans son intimité et partager avec elle ses secrets, chose qu’elle se garde bien de faire jusqu’ici. Or sa vie d’agent double va basculer avec la chute de SHIELD noyauté par HYDRA dans Captain America : Winter Soldier.

Persuadée d’être du bon côté de l’histoire après la chute de l’URSS, Natasha exécute les ordres du SHIELD sans ciller selon les méthodes qui ont fait leur preuve, à savoir le travestissement, les mensonges et la duperie. En effet, ses ruses ont permis à elle et Steve Rogers d’échapper aux tueurs du SHIELD lancés à leur poursuite. Toutefois, si ses moyens sont appropriés pour faire face aux ennemis, ils ne le sont guère quand il s’agit de créer de véritables relations amicales. Grâce à la discussion pendant leur fuite à bord d’une voiture volée, nous mesurons à quel point Rogers et Romanoff se situent à deux extrêmes opposés sur l’échelle de la confiance et de la vérité. Alors que leur conversation commence par une plaisanterie lancée par Natasha pour savoir si le preux chevalier a embrassé une fille, autre qu’elle, depuis 1945, le ton prend progressivement une tournure plus intime. Fidèle à lui-même, Steve Rogers reconnait vouloir une relation solide fondée sur le partage réciproque des expériences de vie. Or il est évident qu’avec son décalage temporel, il aura de grandes difficultés à trouver une personne au passé commun. Aussi Romanoff lui suggère naturellement d’inventer une vie (make it up) car de son point de vue « la vérité dépend des circonstances. Il s’agit de ne pas tout dire à tout le monde tout le temps… Y compris à moi.[1] » Son relativisme et sa duplicité ne choquent pourtant pas le Captain America mais trahissent à ses yeux une certaine dureté dans sa manière de vivre (a tough way to life). Ce à quoi notre héroïne répond que c’est plutôt une bonne manière de ne pas mourir. Face à son attitude affichée de la survie du plus apte, Rogers lui rétorque qu’il est difficile de faire confiance à quelqu’un quand on ne sait pas qui il est réellement car il veut faire d’elle une amie. Ce qui lui vaut une réponse ironique de la part de Black Widow : « Eh bien, il y a de grandes chances que tu sois dans le mauvais business, Rogers. »            

Les certitudes de l’espionne cynique commencent pourtant à vaciller après la découverte sidérante que l’organisation pour laquelle elle travaillait n’a cessé d’œuvrer pour la domination mondiale, qu’elle n’a troqué en fin de compte que le KGB pour HYDRA. Ce doute et son revirement idéologique vers une perception plus libérale, ouverte et démocratique de la société va occasionner autre dialogue entre Captain America et Black Widow, dialogue qui est à comparer avec celui précédemment commenté. Pour cela, les frères Russo vont avoir recours une fois de plus à la métaphore du miroir. Mais contrairement aux œuvres précédentes, la métaphore n’a pas ici pour but d’indiquer le caractère double et artificiel du personnage.

Le dialogue qui s’en suit entre les deux personnages va confirmer le bouleversement dans la conscience de l’ex-agent du SHIELD : celle-ci reconnaît d’elle-même qu’elle ne sait plus faire la différence entre les mensonges qu’elle a dû raconter pour le compte du KGB ou de HYDRA. Aussi, sur le ton de la plaisanterie, Steve lui retourne son compliment en lui disant qu’elle avait de grandes chances d’être dans le mauvais business. Une manière pour insister sur le basculement psychologique de la défiance généralisée vers une confiance profonde entre les individus. D’ailleurs, à la suite de cette boutade, Natasha adresse immédiatement une demande de confiance à Captain America, qui naturellement la lui accorde sans rien exiger en retour. Ce qui achève de convaincre notre espionne, à la fois surprise et émue par la réaction du champion de la vertu. A partir de ce moment de l’épopée, le jeu des apparences va quasiment cesser et la métaphore du reflet dans le miroir basculera peu à peu vers la mise au jour des vérités cachées au fond de sa conscience. Dans une dernière scène très symbolique, Natasha dit adieu à sa fausse vie pour se tourner enfin vers son véritable soi.

Afin de s’infiltrer dans de bureau d’Alexander Pierce, le patron de HYDRA, la super-héroïne se fait passer pour une conseillère à la Défense Mondiale. Une fois les gros bras de Pierce mis au tapis, elle révèle son vrai visage en retirant son masque, geste hautement emblématique qui marque la fin de sa carrière d’agent double et de fausses identités. Désormais, elle va renoncer aux tromperies et aux comédies d’une existence faite d’illusions et de faux-semblants. Bas les masques ! Fin de la représentation !

La fin du film reste d’ailleurs encore plus remarquable à cet égard puisqu’elle est la seule personne à venir témoigner, sous serment de dire la vérité, rien que la vérité, devant une commission à Washington après avoir dévoilé tous les secrets de SHIELD/HYDRA sur internet. Cette scène totalement inutile à l’intrigue n’a donc d’autre intérêt que de montrer aux spectateurs son vœu solennel de vivre dans le vrai et non plus dans l’apparence du vrai. Sa conversion est donc totale aux vertus qu’incarne Captain America à savoir l’humanité, la justice, l’honnête vérité et la confiance. Notons également que dans les épisodes suivants du cycle mythologique, le personnage va prendre une autre trajectoire, bien à part, même si elle ne bénéficie pas encore de film à son effigie. A partir d’Avengers : Age of Ultron (2015), le motif central qui animera tout son parcours épique ne sera dès lors plus la duplicité et les faux-semblants mais se concentrera entièrement autour de sa recherche de la rédemption à travers l’amour, l’amitié et finalement le sacrifice de soi.

Le thème de l’amour apparaît dès l’ouverture d’Age of Ultron, pendant l’attaque des Avengers sur l’ultime base de HYDRA située en Sokovia afin de récupérer le sceptre de Loki. Nous sommes spectateurs d’une scène assez surprenante dans laquelle Natasha parvient à adoucir la fureur de Hulk et à initier sa métamorphose en Bruce Banner par une caresse bien sensuelle sur son l’avant-bras. Si nous avons commenté ce passage du point de vue de l’enfant Hulk pour qui ce geste signifie le bon moment de se calmer et de s’endormir, aux yeux de l’ancienne espionne, il représente plutôt un instant privilégié d’intimité et de douceur avec un autre être humain, aussi monstrueux qu’il semblait être. Depuis La Belle et la Bête de Disney (1991), la métamorphose coïncide avec le rite baptismal chrétien et renvoie au surgissement de la vérité et plus particulière du véritable amour censé rédimer l’homme de son état d’animalité pécheresse. Or dans la logique du film, les places se trouvent inversées : face à l’innocence et à la vulnérabilité quasiment fœtale de Banner, c’est plutôt le cœur de l’ancienne assassin qui chavire pour laisser y pénétrer ce tendre sentiment qu’elle a elle-même qualifié de puéril lors de son interrogatoire avec Loki. La Bête sauve ainsi la Belle par sa pureté et sa candeur, figurée par un traitement particulier de la luminosité des images qui vise à offrir un effet de scintillement et de chatoiement rappelant ainsi la promesse de la renaissance printanière au cœur même de l’hiver. Ce jeu entre l’ingénuité de la Bête et le charme dangereux de la Veuve Noire se poursuit d’ailleurs dans la suite du film lors d’une fête organisée par Stark pour célébrer la victoire totale à la fois sur les Chitauri et HYDRA.

Alors que semblait s’installer entre les deux personnages un champ contre champ classique, s’insère tout à coup ce plan d’ensemble dont l’unique utilité est de faire apparaître leur reflet sur une surface vitrée au premier plan. Une fois de plus la mise en scène a recours à la métaphore du miroir pour nous indiquer le double jeu de Romanoff. Néanmoins, sa signification a radicalement changé. Il ne s’agit plus de dénoncer la duplicité de l’ex-agent du SHIELD mais d’inscrire dans l’image même le jeu de séduction entre Natasha et Bruce. L’ambiguïté continue à fonctionner tout en devenant un divertissement qui rapproche les personnages plutôt que d’installer un sentiment de défiance respective.

Le rôle de barmaid qu’endosse Natasha dans cette scène n’est pas tout innocent puisqu’il suppose de devoir faire plaisir au client. De plus, elle lui sert malicieusement un breuvage inidentifiable d’un rouge rendu bien brillant par l’éclairage par-dessous la table de bar. Un indice de plus pour ajouter de l’équivoque à la scène. Cependant, c’est dans le dialogue et le jeu actoral qu’apparaît le plus clairement l’ambiguïté : à la question de Bruce Banner pour savoir ce qu’une jolie fille comme elle fait au milieu de ces gros bras, elle joue la femme affligée qui vit un terrible moment d’hésitation entre fuir l’amour (run from it) ou s’accommoder avec (run with it). Ce qui achève de jeter notre savant dans la plus grande des confusions puisqu’il ne sait plus ni de quoi ni de qui elle parle.

Bien que cet épisode de séduction puisse laisser croire que l’ancienne espionne du KGB a du mal à perdre ses habitudes et ne peut s’empêcher de se travestir pour ne jamais se compromettre, en réalité le film va dans le sens inverse car toutes les angoisses enfouies dans l’âme de chacun des personnages seront révélées. Si cela commence par Stark qui, dès le prologue, reçoit la vision des Avengers défaits par l’armée de Thanos, la suite du film nous montre les différents cauchemars des super-héros : la fête folle et vaine pour Steve Rogers, le Ragnarok pour Thor et le plus important pour notre analyse ci-présente, la chambre Rouge de l’Académie KGB pour Natasha.

Durant le songe, l’agent Romanoff retourne au lieu qui l’a vue naître en tant qu’assassin et revivre ainsi son baptême maléfique. Le jeu de reflet dans la vitre qui permet à la fois de cadrer son visage au milieu de deux fenêtres et de voir les ombres des jeunes ballerines suggère que l’héroïne prend dès lors conscience du caractère illusoire et chimérique de son existence. Toute sa vie, elle n’a été qu’une ombre, sans identité propre car maniable à souhait, enchaînée aux ordres et à la volonté de l’autre. Il y a tout un jeu d’écho, de redoublement voire de multiplication des images au sein de l’image qui crée une sensation d’enfermement et de claustration dans les méandres infinis du passé et du sentiment de l’aliénation.

La métaphore du miroir devient, dans cet épisode de l’épopée, une surface sur laquelle se manifeste la mauvaise conscience du personnage. Mauvaise conscience qui équivaut à sa propre conscience morale puisqu’en se penchant sur son passé et sur l’origine de son aliénation, elle doit enfin se regarder elle-même afin de faire le tri entre la vérité et les apparences, entre les fantômes du passé et la possibilité d’un avenir vivable. Les reflets issus du songe ne représentent plus ni le double jeu, ni la manipulation, ni l’hésitation, ni la confusion mais marquent un moment de crise profonde dans sa conscience de soi : elle doit solder ses comptes avec le passé pour pouvoir trouver sa place dans le monde, faire confiance aux autres et construire une existence plus solide que celle des spectres sans noms. Le dédoublement de l’image miroir renvoie de ce fait à une certaine nécessité de rester transparente envers soi-même et d’affronter sa part honteuse et monstrueuse. Il faut un authentique courage de la vérité pour se regarder avec autant justesse mais surtout de l’exposer aux regards de l’autre, de celui que l’on aime. En cela, la scène de déclaration d’amour entre Natasha et Bruce reste un des rares passages du cycle mythologique où le courage moral reste autant magnifié.            

Défaits par Ultron et les jumeaux Maximoff, les Avengers se réfugient dans la maison de Clint où vivent sa femme et ses enfants dans le secret le plus total, ce qui ne laisse de surprendre Captain America et ses coéquipiers (sauf bien entendu Natasha, sa jumelle). Alors que Bruce prend sa douche dans la salle de bain, la jeune femme l’attend sur le lit en repensant à son cauchemar et aux souvenirs de son opération/transformation monstrueuse dans la chambre Rouge. La même chose semble arriver à Bruce comme le suggère le montage parallèle qui entremêle leurs flashes cauchemardesques respectifs. La séquence d’images se conclut sur le reflet de Bruce dans le miroir en train de se raser afin de retrouver un semblant d’humanité après un épisode éprouvant où, rendu fou de rage par la Sorcière Rouge (Wanda Maximoff), il commence à dévaster une métropole en Afrique du Sud avant d’être arrêté par un Iron Man boosté par Viktoria, un programme technologique conçu par Stark et Banner pour contenir Hulk en cas de réelle nécessité.

Il est clair que le héros vit là un moment d’intense culpabilité après le chaos qu’il a semé. La multiplication de ses reflets dans le miroir manifeste le doute au fond de lui-même quant à sa capacité de maîtriser sa fureur hulkesque, donc de sa propre identité. Venant achever le défilement rapide des flashes, ce plan marque aussi un pas de plus vers le rapprochement entre les deux personnages : plus qu’une simple attirance physique, c’est la même blessure morale qui les unit, la même mauvaise conscience qui les travaille.
Alors qu’on pouvait penser que leur couple allait enfin se former tant les indices depuis le début du film nous invite à le penser. Face à la confidence que Natasha lui livre, Bruce préfère se rhabiller et détourner son regard. Entre eux, s’installe en effet un miroir mais qui ne reflète aucun de leur visage, seulement une lampe éteinte, signe que nulle lumière ne peut éclairer leur âme respective malgré la tentative de Natasha pour établir le courant.
Le contrechamp poursuit la métaphore qui met à la place de Bruce dans le champ, un miroir vide au-dessus du lit, comme pour bien montrer sa volonté de fuir son image, de fuir lui-même, de fuir l’amour conjugal comme possibilité de rédemption mutuelle que lui offre la belle super-héroïne. Le déséquilibre entre le champ (image précédente avec l’amorce de la tête de Natasha) et le contrechamp sans amorce pour laisser la jeune femme seule dans le plan nous signale déjà son échec pour construire une relation amoureuse. En fin de compte, les deux personnages demeurent face à face, tels des reflets miroir sans pouvoir véritablement s’émouvoir au point de se reconnaître dans une même souffrance, celle de leur solitude et de l’impossibilité d’avoir des enfants, pour ainsi s’aimer d’un amour sincère et libérateur.

Il est hautement symbolique qu’à l’impasse de leur amour (Eros) correspond dans cette scène l’impossibilité respective d’enfanter, comme si leur relation est d’emblée frappée du sceau de la stérilité. De plus, du point de vue mythologique, la troisième fonction qu’incarne Black Widow était traditionnellement celle de la reproduction, de la fertilité, ce qui rend l’échec de sa déclaration d’autant plus tragique. La fuite de la Terre de Hulk à bord du Quinjet la fin du film vient conclure dès lors l’éphémère romance entre les deux personnages, si éphémère que l’on se demande si elle a véritablement débuté, si elle n’a été qu’un simple songe agréable mais dont il faut se réveiller pour faire face à la rudesse du réel. Tel est le sens du départ de Hulk qui coupe court à l’appel visuel de Natasha comme pour se murer dans son mutisme, dans sa souffrance et sa solitude afin de s’épargner celle de devoir s’ouvrir et se fier à l’autre. A l’autre bout de l’écran, notre super-héroïne est abandonnée à elle-même, réduite à une image, à une illusion que l’on chérit mais sans aucune perspective de vie commune. De ce revers dans l’expérience amoureuse, Natasha va se tourner progressivement vers l’amitié, vers la philia comme seul accès possible à la reconnaissance par l’autre. Pour cela, le mythe lui accorde une des plus belles scènes de fidélité dans toute l’épopée. Au moment où les Avengers s’auto-déchirent autour des Accords de Sokovia, Natasha vient retrouver Steve Rogers dans une église londonienne où s’est déroulé l’enterrement de Peggy, dans Captain America : Civil War (2016). Bien qu’elle soit résolue à signer ces Accords, ce qui la met de fait dans le camp opposé de son ami, elle vient tout de même le retrouver pour qu’il ne soit pas seul à affronter l’épreuve de la perte. Les images que nous avons commentées (cf. article sur la confiance chez Captain America) montrent une absolue symétrie entre les deux personnages qui se campent certes sur leur position mais qui savent aussi mettre de côté leur différend pour mettre au-dessus le sentiment d’amitié. D’ailleurs, au moment crucial de la bataille à l’aéroport de Berlin, Romanoff va changer de camp et aider Captain America et le Winter Soldier à échapper aux griffes du Black Panther et à poursuivre leur quête jusqu’au cœur de la Sibérie glacée. Ainsi, elle joue de nouveau son rôle d’agent double mais ce, par fidélité et par confiance à son capitaine et non par obéissance aveugle à un commandement ou à un texte de loi.

Le thème de l’amitié libératrice va fonctionner de manière bien plus grandiloquente lors que nous croisons la trajectoire de Black Widow avec celle de son « jumeau », Hawkeye (Clint Barton). Il est remarquable que leur relation obéisse à une forme de cycle qui commence et se ferme par un duel où l’enjeu reste la question de la dette d’honneur à payer et ce, jusqu’au sacrifice de soi. Dans Avengers (2012), nous apprenons que ce couple d’agent du SHIELD est très proche l’un de l’autre : alors que Hawkeye tombe sous l’emprise de Loki, Black Widow va tout faire pour récupérer son ami car elle estime lui devoir ce service en retour de ce qu’il a fait pour elle à Budapest.

Leur première rencontre sur l’écran dans Avengers (2012) s’avère donc être un combat à mort où, réduit à une machine à tuer sans conscience, Hakweye veut liquider son amie sans autre forme de procès. La lame à double pointe qui les sépare au centre de l’image fait ressortir, outre l’intention de meurtre, une certaine symétrie entre les jumeaux, symétrie pourtant déséquilibrée par l’aveuglement de Barton. Cette lutte physique et réelle représente en vérité une lutte pour la reconnaissance puisqu’à la fin du combat, après avoir reçu un grand coup sur la tête, Barton reconnaît confusément son amie et l’appelle par son prénom
La symétrie se retrouve à la fin du cycle, au moment de leur adieu, qui correspond également à leur ultime duel non dans le but de tuer l’autre mais de le sauver en se sacrifiant devant l’autel de l’Amour (philia) afin d’obtenir la Pierre d’Âme. Le fourreau du katana de Hawkeye qui vient séparer dans ce plan leur visage fonctionne en réalité moins comme une opposition morale que comme un axe de symétrie qui permet de renvoyer l’un à l’autre tel des images miroir où chacun se voit dans l’autre sa propre conscience morale. En effet, tous les deux ont la même idée : mourir pour que l’autre vive, non seulement par amour et par amitié profonde mais pour se rédimer de leur vie passée dans la violence et le meurtre.

Jusqu’au dernier moment, les mythologues auront tenu sans jamais lâcher une seconde le fil de la métaphore du miroir pour construire le portrait de Black Widow. Leur inventivité plastique ne peut plus être remise en cause tant les exemples demeurent édifiants. Avec le dernier emploi de cette figure sans pourtant faire apparaître aucun miroir mais seulement un axe abstrait de symétrie, leur art touche à une des plus hautes formes de suggestion. La disparition de ce motif, outre pour des raisons de réalisme, marque également ici le véritable sens qu’ils donnent à la conscience morale qui ne se retrouve jamais dans les choses mais toujours dans le regard de l’autre, non pas sous un regard qui juge mais grâce à un regard qui reconnaît et qui estime la valeur éthique de la personne lui faisant face. La conscience, fidèle à son sens étymologique du speculum, s’enrichit dans le mythe via son insertion dans le traitement renouvelé des jumeaux de la troisième fonction où chacun se voit lui-même dans l’autre pour se retrouver au sein d’une même conscience partagée, celle du respect de soi en tant qu’être de liberté et ce, même dans la mort.


[1] The truth is a matter of circomstance. It’s not all things to all people, all the time… Neither am I.


[1] Georges Dumézil, Mythes et épopée. op. cit. p. 93.

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