Ant-man, à l’interstice des mondes

Il n’est pas pensable de terminer notre traversée des mythes Marvel sans évoquer le super-héros le plus négligé mais sans doute l’un des plus importants dans tout le MCU, Ant-man (Scott Lang). Régulièrement tourné en ridicule par ses camarades à cause de sa petite taille et donc par extension, de son rôle largement insignifiant, ce héros occupe pourtant une place essentielle et ce, à plusieurs titres. D’abord, du point de vue de la narration, il représente la clé de résolution de toute l’épopée puisque c’est grâce à son enfermement accidentel dans le royaume quantique que les super-héros vont avoir l’idée d’une « casse temporelle » (Time Heist), expression inventée par Scott Lang lui-même, afin de réparer le passé et de vaincre enfin Thanos. Ensuite, du point de vue poétique et réflexif, en tant que métaphore du jeu, il résume parfaitement l’univers Marvel en son ensemble. Rappelons que le dernier épisode de l’épopée porte le nom significatif d’Endgame (Jeu final) qui est à saisir également suivante cette double perspective. De ce fait, la métaphore filée du jeu dans le diptyque Ant-man et dans Endgame doit être considérée comme une autoréflexion de l’univers mythologique sur lui-même, autoréflexion qui ne cesse de jouer sur l’ambivalence du jeu ludique (game) et du jeu actoral (play) afin de mieux faire surgir la véritable dimension artistique de la construction mythologique des studios Marvel.

Dès l’apparition de Scott Lang à l’écran, la mise en scène de Peyton Reed s’amuse à nous surprendre en nous présentant une fausse scène de baston dans la prison de San Quentin. Le cadrage, le montage et l’éclairage, tout converge pour nous faire penser à une ordinaire séquence de bagarre entre détenus qui se révèle à la fin n’être qu’un jeu, un rituel d’adieu entre compagnons de galère. Nous sommes donc immédiatement plongés dans un double discours : d’une part, la mise en scène nous signifie que ces criminels n’en sont pas de vrais, que tels des enfants, ils jouent simplement aux durs et d’autre part, par analogie, elle nous indique d’emblée que toute cette violence n’est que mimée et non réelle, que tout ceci n’est que représentation actorale ou jeu cinématographique. Ce double sens métaphorique du jeu comme divertissement et comme art va par la suite être pris en charge par des scènes quasi-monologiques de Luis, l’ex-copain de cellule de Scott. D’un coup œil rapide et superficiel, on aurait pu les considérer comme secondaires, apportant seulement un aspect comique aux films de super-héros traditionnels. En réalité, ces deux scènes dans Ant-man puis celle dans Ant-man et la Guêpe possèdent une importance cruciale dans la métaphorisation que Peyton Reed met en place.

De retour de la fête d’anniversaire de sa fille Cassie à laquelle il n’était pas convié, Scott (au fond à droite du plan) rentre à l’appartement qu’il partage avec ses copains. Cette fois, il est décidé de retourner vers le crime afin de trouver rapidement de l’argent pour pouvoir revoir sa fille. Il est notable que cette image met au premier plan deux personnages (Luis à gauche et Dave à droite) en train de jouer à la console pour reléguer le protagoniste à l’arrière-plan. Par cette disposition de la caméra, la mise en scène insiste sur l’idée que ce qui importe dans cette scène reste en premier lieu son aspect ludique et divertissant.
Pourtant, dans la suite de la scène, cet aspect se glisse progressivement vers une dimension plus théâtrale, plus actorale comme montre ce plan ci-dessus. Alors qu’il doit renseigner Scott d’un tuyau pour un braquage, Luis se met debout face à son interlocuteur regardant hors-champ, comme pour remémorer son texte. La main de Dave que le cadre laisse pénétrer à droite équivaut à la main du cinéaste qui donne le top départ à son acteur pour qu’il s’élance dans son monologue difficile.

La suite de la scène est digne d’une grande œuvre comique où Luis (joué par Micheal Pena), soutenu par le montage et la musique, prête sa voix, sa diction et son accent chicanos à différents personnages, successivement son cousin Ernesto, leur copine Emily et le petit ami de cette dernière Carlos, formant ainsi une chaîne de bouche-à-oreille impressionnante. Mais plus qu’une simple transmission amusante d’une information, ce monologue permet au film de donner une profondeur métaphorique à Luis qui devient tout à coup l’incarnation contemporaine de l’aède antique. Ce dernier se distingue du journaliste ordinaire en ce qu’il nous noie dans des détails totalement inutiles et superflus qui font pourtant le sel et la substance de tout récit mythico-artistique. Alors que le tuyau se résume à : un vieil homme a un coffre et il est parti pour une semaine, le déploiement de tout cet effort récitatif et cinématographique manifeste dans son ensemble un art poétique qui met devant nos yeux toute la richesse du monde de la représentation artistique. Celle-ci n’est jamais le monde empirique, immédiatement présent à nous mais un monde re-présenté, un monde au second degré car l’art ne vaut que s’il est élevé à la puissance seconde, nous offrant par-là une échappatoire à la platitude du réel.

Le second monologue de Luis est placé à un endroit spécial puisqu’il clôt le film et tient lieu de conclusion à toute l’œuvre. De fait, il se doit d’être encore plus explicite et insistante dans la métaphorisation artistique de cet univers factice.

Alors que Scott est en train de diner en famille, Luis l’appelle car il a une nouvelle importante à lui annoncer. Leur rendez-vous se trouve curieusement dans le quartier asiatique de San Francisco. Le plan cadre les trois protagonistes en plan grand ensemble sur une place vide telle une scène de théâtre. D’ailleurs, les bâtiments à l’architecture chinoise soulignée par les néons colorés ainsi que les lampions rouges suggèrent que les personnages appartiennent à l’espace de la pure représentation.

Outre ces scènes savoureuses mais secondaires à la trame principale, la métaphore du jeu se manifeste également dans des séquences bien plus capitales, notamment durant les combats entre Ant-man et le Yellowjacket. Possédant la même technologie qui permet de se réduire à la taille d’une fourmi, les deux adversaires mènent une lutte épique à leur niveau mais une fois ramenée au nôtre, elle semble si ridicule et si inoffensive. Les nombreux changements rapides d’échelle de plan relativisent et dédramatisent le duel et le réduisent au rang d’un jeu d’enfant. Le combat final ne nous laisse d’ailleurs peu de doute quant à cette dimension ludique et enfantine puisqu’il se déroule dans la chambre de Cassie, la fille de Scott.

Le combat se déroule sur un train jouet et Ant-man a réussi à expulser son adversaire pour que l’engin lui fonce dessus et l’écrase. Le montage joue à varier l’échelle de plan sur un rythme accéléré en vue de créer une impression d’un puissant impact. Du plan de grand ensemble on passe au gros plan puis au plan d’ensemble au moment de la collision, ce qui permet de jouer sur l’accumulation des images et des sons afin de donner un maximum de force au choc.
Ce montage alterné classique est pourtant détourné par l’insert de ce plan d’ensemble du point de vue de Cassie (amorce de ses cheveux à gauche) qui voit simplement son petit jouet se dérailler accompagné d’un bruit à peine distinct. Le changement brusque d’échelle de plan, du niveau sonore et de point de vue joue ainsi avec l’attente des spectateurs et leur désir de voir le vilain aplati et détruit. Ramené à la perception normale, à hauteur d’enfant, toutes ces explosions et ce combat titanesque s’avèrent insignifiant. Le mythe se joue de lui-même et se met en scène comme un vaste espace de jeu puéril mais qui parvient, dans son univers fictif, à communiquer son plaisir et sa créativité en incluant les spectateurs dans son processus récréatif.

La métaphore du monde de l’enfant va se poursuivre dans le second volet Ant-man et la Guêpe du même cinéaste qui conçoit cette fois son œuvre comme un énorme jeu de cache-cache[1]. De fait, la première séquence du film, après le prologue, nous présente Scott et Cassie en train de jouer à la chasse au trésor dans un labyrinthe en carton fabriqué par le père pour divertir sa fille durant le week-end de visite. Scène éminemment métaphorique et autoréflexive qui reprend le procédé du premier épisode en réintroduisant le double sens de jeu (game/play), entre divertissement et représentation artistique. Le plaisir de l’imitation ludique de l’enfant se confond ainsi avec le plaisir de la mise en scène. La construction mythologico-cinématographique peut dès lors filer la métaphore jusqu’à en faire du film dans son ensemble un vaste terrain jeu. Elle s’amuse à proposer aux spectateurs et aux acteurs différents types de passetemps : outre la chasse aux trésors, on joue également au cache-cache (dans les souvenirs de Hope, mais aussi avec le FBI), à la voiture électrique, à la maison de poupée, à la prestidigitation etc. Le tout est parfaitement résumé dans le générique de fin où en parallèle de l’apparition des noms des comédiens, les diverses scènes du spectacle sont reprises avec des figurines de jouet. Une autre manière de pousser jusqu’au bout le jeu de mot (game/play/act) mais aussi celui de l’imitation (figurine/acteur ou mythe/cinéma). Ici le mythe se déploie entièrement lui-même dans ses trois dimensions esthétiques fondamentales : l’émotion, le langage et l’image.

Pour fermer notre parcours à travers la mythologie Marvel, nous voulons évoquer ici la fin du cycle épique des Avengers dans Endgame et son rapport avec la métaphore du jeu développée avec Ant-man. Après avoir failli à empêcher Thanos de désintégrer la moitié d’êtres vivants dans l’univers entier, les super-héros, grâce au retour inespéré de Scott du royaume quantique, vont retourner au passé pour réparer le présent et retrouver leur avenir. Leur voyage temporel (ou plutôt leur casse temporel, time heist en anglais) pour retrouver les six Pierres d’Infini sera donc l’occasion pour chacun des personnages d’affronter leur propre passé, leur propre démons et de se rédimer. Au premier niveau, Endgame est un film de la seconde chance où l’on rejoue certes le match contre Thanos mais où l’on rejoue également son destin au sens éthique et religieux du terme. Ce dernier point a été précédemment analysé avec les super-héros de la mauvaise conscience tels Iron Man, Hawkeyes et Black Widow, ou bien le super-héros de la chute qu’est Thor ou encore celui du sacrifice de soi qu’est le Captain America. Toutefois, comme tout mythe qui se respecte, derrière ce premier niveau de sens, il en existe un second plus autoréflexif. En effet, ce retour dans le passé reste clairement l’occasion pour le mythe de se retourner sur lui-même et se jouer de lui-même tout en incluant l’ensemble des fans qui ont suivi le développement mythologique depuis plus de 10 ans. Outre les clins d’œil divers et les private jokes par rapport aux événements passés, la mise en scène des frères Russo dans Endgame joue constamment avec les attentes et les connaissances des spectateurs afin de les surprendre d’une part, mais aussi de donner un autre point de vue sur le récit d’autre part. Prenons l’exemple la scène emblématique de l’ascenseur dans laquelle le Captain America se retrouve cerné par une dizaine de tueurs de Hydra. Dans Captain America : The Winter Soldier, elle faisait partie des séquences d’action les plus remarquables du film puisque le super-héros devait affronter ses adversaires à mains nues avant de sauter dans le vide. Dans Endgame, la même situation semble se répéter et tous les fans se réjouissent d’avance de pouvoir assister une fois de plus à une bonne scène d’action. Or riche de son expérience, Steve Rogers du futur ne va pas agresser ces membres du Hydra mais va simplement faire semblant d’appartenir lui aussi à cette secte afin de récupérer allègrement le sceptre de Loki. Nous avons ainsi un exemple parmi une dizaine d’autres où se déploie ce jeu de reprise inhérent à l’univers du mythe, jeu grâce auquel les spectateurs sont intégrés à cet univers, tout en s’amusant à faire naviguer le récit sur les trois dimensions temporelles. Ce procédé d’auto-réfection interne à la mythologie Marvel met aussi bien le mythe que le spectateur face à lui-même dans une perspective non pas dogmatique mais artistique et ludique. Le mythe nous amuse tout en offrant une réflexion sur soi via ses propres formes et ses propres symboles. Le cycle épique prend donc la forme d’un gigantesque espace de jeu au sein duquel art et divertissement peuvent se tenir ensemble contrairement à ce que l’on croyait depuis la naissance du cinéma.

En définitive, le mythe dans sa forme contemporaine nous livre une réponse nouvelle à la théorie de l’art contemporain, celle qui conduisait de Nietzsche à Adorno en passant par les successives avant-gardes au XIXe et au XXe siècle. Loin de vouloir maintenir jusqu’au bout l’autodéchirement de la vie et de l’inscrire dans un geste de rupture en tant qu’attitude artistique ultime, le mythe refuse cette posture héroïco-tragique face à la catastrophe, qu’elle soit récente ou imminente. Un tel penser n’est donc pas solidaire de la métaphysique à l’heure de sa chute. Pourtant, il ne tombe pas non plus sous la coupe de critique adornienne d’une régression vers l’archaïsme ou d’une mystification des masses. Certes, même si Marvel Studios et Disney offrent devant nos yeux un monde mythique par le biais des technologies les plus avancées, ce monde ne reste jamais le reflet identique de l’origine perdue dont le nostalgique Ulysse voulait jouir en écoutant le chant des sirènes qui glorifient ses exploits passés. Le prix à payer pour cette jouissance selon Adorno et Horkheimer était l’impuissance que le héros, à la fois capitaliste et propriétaire terrien, infligeait à ses compagnons en leur bouchant les oreilles et les forçant au travail aussi bien qu’à lui-même en s’enchaînant au mât[2]. Pour le mythe contemporain, une telle lecture s’avère cependant incapable de rendre compte de sa richesse poétique et métaphorique. Elle témoignerait même d’un aveuglement dogmatique qui, contrairement à ce qu’elle dénonce, retombe elle-même dans l’idéologie et le mythe du complot mystificateur des masses crédules et dominées.

Avec l’étude de la mythologie Marvel que nous venons d’achever, il serait plus exact de qualifier ce phénomène de renaissance ou de reprise créatrice qui, loin de se contenter d’une répétition à la lettre des structures et des péripéties passées, cherche plutôt à les faire revivre dans des formes artistiques (cinématographiques) de notre temps. Les technologies visuelles et sonores qui y sont inclues et inhérentes permettant de construire cet univers mythique n’est jamais reçue pour elle-même mais sans cesse interrogée notamment avec Iron Man ou Spider-Man. Les efforts poétiques et métaphoriques que démontre chaque film, qu’il soit mineur ou majeur dans le cycle épique, manifestent par eux-mêmes la visée authentique du mythe : recréer le lien entre passé, présent et futur. En cela, le processus de remythologisation contemporaine s’oppose triplement au présentisme et à l’autodéchirement de l’art post-moderne. Contre le geste permanent de la rupture qui équivaut l’originalité artistique, le mythe revendique son héritage du passé. Contre l’idée d’une créativité individuelle issue de l’intuition pure, le mythe se présente comme création collective qui embrasse aussi bien les mythologues que les mythophiles. Contre la croyance dans la catastrophe planétaire imminente, le mythe nous propose non pas une utopie optimiste telle que nous avons connue au XXe siècle mais une possibilité de résister, de se battre pour conserver une chance pour le futur. La renaissance mythologique esquisse ainsi donc dans sa totalité un mouvement de résistance face à la tentation de dislocation et d’atomisation de la communauté des hommes à l’œuvre depuis plus d’un siècle et récemment décuplée par l’arrivée des nouvelles technologies. Les films de super-héros ont ainsi cessé d’être des œuvres naïves qui respirent l’optimisme et le bonheur. Au contraire, ils mettent continuellement en question notre monde aussi bien dans le domaine éthique que politique et esthétique. Jamais ils ne l’acceptent comme donné pour ensuite délivrer un message tout fait issu des idées des plus superficielles. Le déchirement auquel Adorno fait si souvent référence est inscrit dans ces œuvres non comme son ultime conclusion mais comme la possibilité d’un nouveau point de départ. Refaire des mythes devient dès lors à prendre un nouveau commencement qui permet de s’arracher au présent trop envahissant mais aussi de mieux appréhender le passé, non pour le nier ou le mythifier jusqu’à en faire un âge d’or, mais pour le réconcilier avec l’actualité toujours fuyante et fugace au sein d’une forme stable et reconnaissable. En cela, elle nous offre peut-être l’occasion de penser et de créer dans un horizon plus large en rassemblant toutes les dimensions temporelles dans un récit afin de redonner du sens à l’expérience historique humaine, celle qui fait ressentir à chacun d’appartenir à une culture et à une communauté et d’être un pont vers l’avenir.


[1] Lost and found en anglais, l’expression qui a l’avantage de mieux expliciter l’enjeu du récit : retrouver la mère de Hope alias la Guêpe, perdue dans le royaume quantique depuis 30 ans.

[2] Th. W. Adorno et Max Horkheimer, La dialectique de la Raison, op. cit. pp. 48-52.

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