Traditionnellement les super-héros sont considérés comme des justiciers. Mais la justice à laquelle ils se réfèrent s’avère encore très proche de la loi du Talion (exemple du comic Superman de 1938 analysé dans un précédent article). Être un justicier revient donc à distribuer des châtiments selon le principe suivant : celui qui a fait souffrir doit aussi souffrir en retour. Le nom du groupe de super-héros, Avengers (les Vengeurs), suggère d’ailleurs une telle vision de manière sans équivoque. Même le Captain America n’échappe pas à cette tentation lorsqu’à la suite de la mort de son ami Bucky dans le premier épisode de la trilogie, il se promet de traquer les membres de Hydra « jusqu’à ce qu’ils soient tous morts ou capturés ». Toutefois, en tant qu’incarnation de l’humanité et de la vertu, il ne lui est pas permis de cautionner ni la haine, ni le désir de vengeance en prononçant cette promesse. Par la suite, l’élimination de la menace mythique, représentée par l’organisation secrète Hydra, ressemble davantage à un combat épique contre la domination autoritaire voire totalitaire qu’à un châtiment. En effet, le super-héros ne cause pas directement la disparition de leur chef, Red Skull, Ce dernier, en voulant tenir le Tesseract dans sa main, est aspiré dans l’espace. Il s’agit donc d’une autopunition, ou plutôt d’une punition divine, que des représailles personnelles. La véritable justice dans ce cas échappe largement à la portée du héros : tout ce dont il est capable, c’est faire preuve de résistance face aux agressions et aux désirs mythiques de tout contrôler afin de maintenir la liberté et la diversité. En ce sens, Steve Rogers incarne incontestablement l’idéal américain de l’équité qui veut que chacun ait le droit de vivre comme il l’entend. Cette conception du juste se poursuit dans Avengers (2012) avec un léger changement : il ne prend plus la forme de la résistance ou du châtiment mais celle de l’équilibre des forces. Ce point est d’ailleurs repérable dans une scène nocturne où le héros doit s’interposer au milieu du combat entre Iron Man et Thor afin de calmer leurs ardeurs. À cause d’un désaccord au sujet de Loki, le dieu de la malice, ces deux super-héros vont régler leur différend aux poings. Alors que le combat est déjà à son apogée, les adversaires sont interrompus par le Captain America qui lance son bouclier de sorte que ce dernier vient frapper les deux adversaires sans en favoriser aucun. L’angle de la prise de vue en plongé très accentué montre une large supériorité de la première fonction sur deux autres. Il peut être assimilé ici à un magistrat qui, du haut de sa chaire, rend un jugement en vue de rétablir l’équilibre et la concorde. Cette modulation assez nette dans la mise en image de la justice entre les deux films suit sans doute la ligne stratégique de Marvel Studios pour construire l’ensemble du cycle mythologique. Alors que Captain America : First Avenger (2011) avait pour objectif de présenter le personnage au grand public en spécifiant ses vertus personnelles, Avengers (2012) cherchait plutôt à mettre en évidence sa place centrale en tant que première fonction dumézilienne, capable d’unifier le panthéon des super-héros et de les mener à la bataille. Toutefois, en dépit de cette variation, ce qui apparaît comme permanent chez Captain America demeure sa vision distributive de la justice, c’est-à-dire distribuer la part juste qui doit revenir à chacun. En cela, le personnage reste cohérent avec lui-même lorsqu’il attribue une place à chacun sur le champ de bataille. Dès lors, la justice permet d’embrasser et de coordonner les autres vertus du super-héros, à savoir l’humanité et l’intelligence pratique, en vue de créer et de maintenir la communauté des hommes autant que celle des héros. En ce sens, elle joue un rôle majeur dans la question politique du vivre-ensemble et de l’action commune au sein du monde. De façon tout à fait typique au cadre démocratique qu’est le nôtre, cette interrogation apparaît dans Avengers (2012) pour se poursuivre dans Captain America : The Winter Soldier (2014) puis dans Captain America : Civil War (2016).
Selon Dumézil, les vertus de la première fonction mythologique servaient tout d’abord à fonder et à justifier une cosmologie ou une théologie, base fondamentale de toute organisation sociale et politique. Si aujourd’hui, toutes autorités cosmo-théologiques ont été écartées du champ politique en Occident, ces vertus ne peuvent évidemment plus remplir leur fonction de jadis. L’exercice de la démocratie exige une toute autre manière de se rapporter aux principes politiques et aux autres êtres humains. Il ne s’agit plus d’affirmer une hiérarchie naturelle entre les êtres ou bien de concevoir un système juridique suivant des commandements religieux mais de réussir à préserver l’équilibre toujours précaire des forces sociales en jeu. En ce sens, l’exercice démocratique comporte nécessairement des risques et ne promet pas une forme politique définitive, stable et éternelle. Au contraire, il s’avère même être le lieu de la lutte sans merci entre différents dynamiques de pouvoir et l’espace de la prolifération incessante des opinions antagonistes. De ce fait, l’autorité du Captain America doit s’appuyer sur la justice comme l’art subtile de réconcilier les contraires et d’articuler les volontés divergentes.

Pour harmoniser de cette « mixture chimique qui provoque le chaos », l’expression dont Dr Banner/Hulk se sert pour qualifier les Avengers, la première fonction doit trouver un ordre qui permet non seulement de les réunir mais surtout d’augmenter sa propre puissance ainsi que la dynamique de l’ensemble afin de pouvoir faire face à un danger qui les dépasse tous. Tâche difficile à laquelle il ne peut accomplir seul. D’où la nécessité pour lui de travailler avec d’autres et de s’entourer de personnes capables et expérimentées (souvent les incarnations de la troisième fonction). Le danger peut dès lors venir de telles collaborations car même si Steve Rogers cherche à vivre selon la justice, il n’est jamais à l’abri des manipulations et des trahisons. Dans Avengers, une telle situation se met peu à peu en place lorsqu’il est convoqué avec les autres super-héros, par le SHIELD[1], une organisation secrète qui a pour but de défendre notre planète. Alors que l’un de ses membres, Phil Coulson, meurt assassiné par la main de Loki, et que l’ensemble des héros est quasiment dispersé à causes des manigances du dieu malicieux, le directeur du SHIELD, Nick Fury trouve le moyen de ressouder le reste de l’équipe autour du sacrifice de Coulson. Grand admirateur du Captain America, ce dernier collectionnait les cartes à son effigie et comptait les lui faire autographier mais la mort l’en a empêché. Connaissant son intention, Fury les présente à Steve Rogers et à Tony Stark encore tâchées de sang. Il cherche par ce biais à motiver les Avengers pour enfin prendre leur revanche et ainsi mériter leur nom.


Bien que l’opération soit un succès et que les Avengers aient réussi à former une équipe soudée afin d’arrêter à temps Loki et son armée de Chitauris, la victoire reste entachée de mensonges et de manipulations. La vertu et la justice que Captain America essaie tant bien que mal de préserver sont mises à rudes épreuves par un monde de plus en plus opaque où le bien et le mal sont plus que jamais étroitement imbriqués. Tel est le thème central de Captain America : The Winter Soldier (2014) où le super-héros découvre peu à peu avec effarement qu’il ne peut faire confiance à personne, même pas à ceux qu’ils considéraient comme amis ou collègues tel Nick Fury. Dès lors, il a l’impression de se trouver au cœur d’un monde qu’il ne comprend pas et qu’il ne connait pas. Si pour le soldat tel qu’il était durant la Seconde Guerre Mondiale, l’univers se résumait simplement au camp du Bien et de la liberté opposé au camp du Mal et de l’absolutisme, à l’heure actuelle, l’ennemi ne semble pas toujours aussi reconnaissable, avec un corps et un visage bien identifiable. Au contraire, Hydra a su croître à nouveau et prendre d’autres formes, plus diffuses, plus sournoises, plus insidieuses jusqu’à s’infiltrer lentement SHIELD puis à en prendre totalement le contrôle. D’ailleurs, il est à noter que, pour mettre en joue l’humanité entière grâce à trois porte-avions volants (les Helicariers équivalents modernes de l’hydre de Lerne), SHIELD/Hydra a développé un programme ayant pour nom le projet Insight (en français, perspicacité). Comme toujours dans les mythes, les noms apportent une indication précieuse pour leur propre interprétation. Dans notre cas, la similitude dans la prononciation entre insight et inside (en français, à l’intérieur) nous donne déjà une clé pour connaître d’où vient le danger. De plus, en jouant sur la différence de signification entre sight (la vision) et side (le côté), le mythe montre également la cause du danger, à savoir que l’on regarde du mauvais côté : la vision intérieure (in-sight), aussi perspicace soit-elle, ne permet pas de voir à l’intérieur (in-side).


Le film joue donc à malmener le héros en le plongeant dans un monde ambigu et plein d’incertitudes. Aussi, tout au long de sa route, trouve-t-il tant de petits mensonges et de tromperies éhontées qu’il paraît désorienté, d’autant plus que sa boussole, Peggy Carter, est devenue une vieille dame proche de l’ultime délivrance. Les coups de théâtre s’enchaînent à toute vitesse d’une scène à l’autre comme pour désorienter également le public. Le doute et la méfiance se glissent dès lors progressivement dans l’esprit de Steve Rogers, lui qui avait une si grande foi dans ses idéaux et ses convictions morales. Comment dès lors rester juste et vertueux dans un monde qui ne semble pas du tout l’être ? Sa réponse réside une fois de plus dans son refus de toutes compromissions, quitte à devoir démanteler le SHIELD et révéler toutes ses manigances ainsi que celles de Hydra. En d’autres termes, il préfère renoncer à la sécurité et à la protection au nom de la vérité. Toutefois, cela ne veut pas dire que notre héros est dépourvu de nuances et incapable d’apprendre à faire des concessions et à dissimuler des informations le moment venu. Seulement sa souplesse n’a d’égale que sa droiture et son sens de la justice, aussi il ne peut laisser le monde sombrer lentement dans le totalitarisme. Le projet Insight a en effet pour horizon une telle visée. A la différence du premier volet, Hydra ne cherche plus à combiner la puissance mythique d’une relique retrouvée avec les techniques de son temps. Il compte en réalité uniquement sur les capacités des technologies ultramodernes : le traçage des ADN, le stockage des données personnelles, l’algorithme de calcul pour trouver des cibles potentielles… Ce qui est mythique s’est donc incarné dans les merveilles des machines et l’immense réservoir du big data. Il n’est désormais plus nécessaire de chercher ailleurs la puissance car la technologie de pointe offre toutes les possibilités pour contrôler, manipuler et soumettre la population. En ce sens, le but ultime de tout mythe totalitaire reste le même : plonger l’ensemble de l’humanité dans la volupté que procure la sécurité mais aussi dans la terreur qui menace toutes initiatives individuelles et ce, avec l’aide des technologies les plus avancées. Face à cette tentation totalitaire, le Captain America s’affirme de nouveau comme la seule autorité véritable qui fait prévaloir la vérité et la justice, peu importe ses conséquences, car elles demeurent à ses yeux les seules valeurs capables d’inspirer et de maintenir la confiance nécessaire entre les hommes afin de former une société. En ce sens, il justifie le pari d’une société démocratique, ouverte et transparente, telle que Popper l’appelait de ses vœux, contre une société fermée et opaque, vouée à l’autodestruction. De ce fait, la question de la confiance[1] va traverser les deux derniers épisodes de Captain America. Outre la problématique de la confiance et la vérité, valeurs essentielles au fonctionnement des régimes démocratiques, s’y entrelace étroitement celle de la confiance et la fidélité interpersonnelle. La construction d’une société juste nécessite non seulement la transparence entre institutions et citoyens mais aussi la possibilité pour les individus d’entretenir des relations personnelles profondes et authentiques.
[1] Trust en anglais, un dérivé de truth (la vérité), qui étymologiquement veut dire la fidélité, sens que l’on retrouve d’ailleurs dans l’expression stay true to (rester fidèle à).
[1] Terme qui signifie bouclier en français, ce qui le rapproche symboliquement de notre super-héros.