Spider-Man ou l’héritage ulysséen

Spider-Man est sans doute l’un des super-héros le plus adapté au cinéma avec huit films en son honneur qui l’on comptabilise la trilogie de Sam Raimi (2002, 2004, 2007), le diptyque de Marc Webb (2012, 2014) et la trilogie Marvel (2017, 2019, 2021). Ce qui le place juste derrière Superman et Batman (9 films chacun depuis leur création). Il est à noter également que les œuvres consacrées à Spider-Man sont très serrées dans le temps à la différence des deux autres qui s’étale depuis 1978 jusqu’à 2017 pour Superman (avec un intermède de 19 ans entre 1987 et 2006) et depuis 1989 jusqu’à 2017 pour Batman (avec un intermède seulement de 9 ans entre 1997 et 2005). En à peine 20 ans, Hollywood a produit 8 Spider-Man soit un film tous les deux ans et demi. Ceci s’explique économiquement par le large succès de la première trilogie réalisée par Sam Raimi mais aussi par la question de l’adolescence, au cœur de nos préoccupations depuis le début du siècle tant par le problème de l’éducation que par celui de la société à venir transformée par les nouvelles technologies, la globalisation et l’égalisation universelle des conditions. Et la mythologie Marvel intègre avec subtilité toutes ces données pour rester aussi près que possible de l’adolescent d’aujourd’hui qui n’est déjà plus celui des années 2000 ou du début des années 2010. S’il partage avec ses prédécesseurs l’éternelle problématique ulysséenne de la recherche de soi et de l’expression de ses sentiments, le nouveau Spider-Man vise à intégrer le super-héros bien plus dans l’univers mythologique en le faisant sortir des limites de son neibourghood terriblement américain pour le faire voyager jusqu’à une autre planète ou en l’insérant dans l’odyssée temporelle des Avengers, et ce jusqu’à en faire l’héritier spirituel de Tony Stark. En ce sens, le Spider-Man Marvel apparaît bien plus ulysséen que les deux autres. D’ailleurs, les titres des films (Spider-Man : Homecoming, Spider-Man : Far From Home puis Spider-Man : No Way Home) en dit long sur leur origine homérique. Cette filiation se manifeste on ne peut plus clairement lorsque les mythologues du MCU (Marvel Cinematic Universe) décident d’introduire Spider-Man dans Captain America : Civil War (2016) grâce à l’intervention d’Iron Man.

Pour bien marquer leur lien de parenté, les mythologues ménagent une conversation privée dans la chambre de l’adolescent, lieu du secret et de l’intimité par excellence. Et Tony le démasque aisément tant les cachotteries maladroites du jeune homme sont peu efficaces pour dissimuler son identité de super-héros. Mais ce faisant, il commence à voir en Peter un autre lui-même. Interrogé sur sa motivation à être Spider-Man, Peter répond simplement qu’il se sent coupable s’il ne fait rien lorsque les choses tournent mal. Autrement dit, il partage la même mauvaise conscience que son père spirituel. Le geste amical mais un peu embarrassé de la part de Stark qui tape sur l’épaule de son jeune protégé exprime bien sa compréhension gênée quant à son complexe de culpabilité.

Mais plus que ce trait psychologique commun, les deux héros vont désormais partager un monde. En venant le recruter, Tony arrache Peter Parker à son univers étriqué de la banlieue populaire de Queens pour l’amener dans celui du mythe, si inconnu et plein de dangers mais aussi si indispensable parce qu’il lui montre qu’autre chose dans ce bas monde est possible. N’est-ce pas cela même qui constitue l’essence de la passation transgénérationnelle sans laquelle l’humanité ne peut posséder une histoire et un monde commun ? N’est-ce pas ce qui fait la beauté et la profondeur véritable des relations parents/enfants à un moment où celles-ci se réduisent de plus en plus à des échanges matériels et pragmatico-utilitaristes ? Une fois de plus, le mythe reste fidèle à son aspiration, à savoir embrasser la totalité historique de l’homme à travers des représentations symboliques partageables par tous. En cela, le Spider-Man du MCU se montre bien plus réflexif que ses adaptations précédentes.

Cette dimension autoréflexive apparaît dès la première image de Spider-Man : Homecoming avec ce dessin d’enfant filmé en très gros plan représentant les Avengers durant la bataille de New York. Il s’agit d’une manière très habile d’inclure Spider-Man dans cet univers super-héroïque mais aussi de nous faire accéder à celui de tous les enfants qui aspirent à être un héros. Le dialogue qui suit fait explicitement à l’imaginaire enfantin qui se trouve à jamais changer désormais : alors que des générations avant rêvaient de cow-boys et d’Indiens (ou Native Americans comme le rappelait l’un des personnages), la jeunesse rêve aujourd’hui « d’extraterrestres et de monstre vert fracassant les buildings ». Le mythe réfléchit donc sa propre évolution tout en prenant de la distance.

Dès ses premières images, le film nous introduit de façon subtile à la double problématique qui va être étroitement tissée ici : d’une part, celle de l’illusion mythique, d’autre part, celle de l’éducation. De fait, la mythologie Marvel se pose dans cette œuvre une question majeure à elle-même compte tenu de toutes les critiques qui lui sont adressées concernant son effet régressif voire déréalisant sur les enfants. Le mythe est-il un danger pour les générations à venir car il risque de les empêtrer dans l’illusion de la surpuissance ou bien peut-il être vecteur de progression et de transcendance ? A cela, les mythologues ne tranchent pas de manière dogmatique pour une thèse ou une autre mais nous montrent, comme toujours, en même temps les deux faces du réel. D’ailleurs, l’introduction in medias res du mythe dans le monde « réel » du spectacle nous y rend immédiatement sensible. Grâce à ce dessin d’enfant, nous comprenons aussitôt qui sont les premières victimes de l’illusion mythologique : la jeunesse. Peter Parker devient ainsi le représentant de toute cette génération nourrie par les mythes contemporains. A seulement 7 ans au moment de la bataille de New York, il fait partie de ceux qui ont grandi avec les Avengers et ce désir enfantin, pur et innocent d’être un héros pour défendre les faibles contre les oppresseurs. Cependant, ce désir bien naturel ne risque-t-il pas d’être un mirage de plus, à l’instar des cowboys et les Indiens où n’est pas barbare celui que l’on croyait ? Tout comme son père spirituel, le jeune héros ulysséen doit affronter les illusions mythiques dont il est en partie responsable mais aussi en partie héritier. Or à la différence de Stark qui donne corps à ses démons grâce à son génie et à sa technologie de pointe, Peter va d’abord être victimes de ses illusions cinématographiques et mythologiques. Ce thème du danger de l’auto-aveuglement de la jeunesse contemporaine nous est montré avec beaucoup d’humour et de subtilité dans la séquence qui suit le prologue.

Juste après le générique de Marvel Studios, nous nous retrouvons devant ce carton, ce qui trouble de prime à bord puisque nous, spectateurs, sommes censés voir un film de Jon Watts sur Peter Parker. En vérité, nous comprenons assez vite qu’il s’agit d’une vidéo de souvenir,  filmé depuis son portable, pour retracer son voyage à Berlin, depuis son départ de Queens dans la voiture avec Happy Hogan jusqu’à son retour, toujours dans cette même voiture en compagnie de Tony Stark. Grâce à cette mise en abyme, nous entrons de plein pied dans l’odyssée de l’adolescent quelque peu surexcité qu’est Peter Parker

Peter reste donc bien un adolescent de notre temps, né avec un smartphone à la main et la musique dans les oreilles. A force d’être connecté, il a du mal à faire la part des choses et à distinguer ses fantasmes de la réalité si bien qu’il n’est pas véritablement rentré chez lui après le voyage à Berlin (d’où le titre si évocateur Homecoming). Ainsi, il est pris dans le plus grave de tous les fantasmes, en vérité commun à beaucoup d’ados à notre époque, celui de l’illusion sur soi : il se voit et se prend pour un héros qu’il n’est pas (encore). Mais loin d’incriminer les images, le cinéma et les blockbusters comme le font les habituelles critiques du monde contemporain, le mythe traite ce problème d’auto-aveuglement de manière bien plus subtile en adoptant le point de vue de cette jeunesse, ainsi que le suggère ce carton « a Film by Peter Parker ». Par-là, les spectateurs pourront vivre de l’intérieur l’odyssée du jeune homme vers lui-même afin de saisir et comprendre sans préjugés ses propres contradictions. En premier lieu, comme partout ailleurs, l’illusion de la jeunesse ne provient jamais uniquement d’elle-même mais bien aussi de l’héritage de ses pères. D’ailleurs, il est bien clair que les premiers mirages de Peter viennent directement de Stark : en l’emmenant à Berlin, ce dernier lui fait croire qu’il est déjà un super-héros et tout proche d’être un Avenger. Toutefois, le film le traite sous forme de quiproquo puisque, comme souvent le cas dans les rapports parents/enfants, Peter mésinterprète les intentions de son mentor. D’abord, lorsqu’il apprend qu’il peut garder le costume de Spider-Man, il sent qu’il est à deux doigts d’être un Avenger. La mise en scène bascule précisément du footage à la diégèse cinématographique à ce moment-là pour souligner l’importance symbolique de cette tenue aux yeux de Peter. Or cela semble être bien moins le cas pour Tony qui se concentre plus sur la leçon de moral qu’il est en train de délivrer au jeune ado car il connaît par expérience ô combien l’habit ne fait pas le moine.

Toute l’œuvre jouera ainsi à varier cette mécompréhension entre deux générations. Les adultes (Tony et Happy, son ancien garde du corps) semblent souhaiter se débarrasser du gamin pour retourner au plus vite à leurs affaires. Mécontent de sa situation, Happy se montre peu enthousiaste voire offensé de devoir s’occuper de ce mioche (le conduire à Berlin puis suivre ses agissements en tant que Spider-Man). Stark, après la désintégration des Avengers, a d’autres priorités que d’éduquer un lycéen de 15 ans. Le problème de communication persiste dans la séquence suivante quand, deux mois après leur rencontre, Peter attend toujours le coup de fil de Tony pour passer au niveau supérieur, vivre des aventures, être un Avenger et surtout ne plus devoir s’ennuyer à l’école… Très habilement, le film nous montre la quantité impressionnante de SMS que le jeune ado a envoyés à son « maître de stage », Happy Hogan, sans obtenir aucune réponse en retour. L’impatience de la jeunesse rencontre ici l’indifférence des adultes. Happy est trop occupé à déménager la tour Stark pour s’intéresser aux problèmes de voisinage auxquels se consacre Spider-Man. Mais tout cela change lorsque ce dernier découvre des cambrioleurs équipés d’armes surpuissantes en train de dévaliser un distributeur de billets.

Par cette première passe d’armes face aux voleurs, qu’il a par ailleurs laissé échapper à la suite d’une explosion causée par une de leurs armes extraterrestres, le spectateur a de sérieux doutes quant à ses capacités et à sa maturité. Cependant, guidé par son désir d’imiter ses idoles, Peter veut montrer aux autres, surtout à Tony Stark, qu’il est à la hauteur. En quoi, il persiste dans son illusion.

Les choses deviennent plus ardues quand le super-héros rencontre sur son chemin le Vautour qui comme son nom indique, vit sur les restes des champs de batailles laissés par Stark Industries. Son trafic consiste à voler du matériel extraterrestre réuni et stocké par le département Damage Control puis de les écouler sur le marché noir. Sa bande est à l’origine des armes dont les fakes Avengers se sont servis pour leur hold-up. Le combat entre Spider-Man et le Vautour tourne à la catastrophe et le jeune super-héros faillit mourir noyé lorsque ce super-vilain réussit à l’attraper en vol pour le lâcher depuis la haute altitude dans la rivière. Sauvé in extremis par Iron Man, il va avoir droit à une leçon de morale.

Reçus comme une preuve de non reconnaissance, les conseils de Tony rendent Peter encore plus impatient de prouver sa valeur. Bien qu’Iron Man continue à garder un œil sur son protégé, notamment grâce à un traceur qu’il a implanté dans le costume Spider-Man, le jeune lycéen n’est pas sans ressources. Avec l’aide de son copain Ned, il réussit à s’en débarrasser de même que de la restriction parentale, le Training Wheels Protocol[1], installée sur la tenue. Dès lors, en dépit de l’interdiction de son mentor il peut poursuivre son enquête au sujet du Vautour en ayant accès à tous les gadgets technologiques de Stark. Ce faisant, Spider-Man va s’attirer de vrais ennuis et ce jusqu’à frôler la catastrophe : il faillit causer la mort de ses amis lors de leur visite du Washington Monument puis faire couler le Staten Island Ferry avec ses milliers de voyageurs à la suite de sa tentative d’arrêter le Vautour et sa bande en plein milieu de leur de transactions. Après son fiasco et le sauvetage de justesse du bateau par Iron Man, les deux personnages ont enfin une vraie conversation sur le toit d’un édifice de Staten Island en face des buildings new yorkais. L’autorité parentale trouve dans cette scène toute son expression et son importance dans l’éducation de la jeunesse, y compris celle d’un super-héros.

A cela, Peter aura l’occasion d’y répondre dans la suite du film lorsqu’il apprend que non seulement le Vautour n’est autre que le père de Liz, sa petite amie, et que le soir même du bal du Homecoming, il projette de braquer l’avion-cargo de Stark, son dernier coup avant sa retraite. En conduisant sa fille et Peter au bal, Adrian Toomes (alias le Vautour) découvre que l’adolescent assis sur sa banquette arrière est bel et bien Spider-Man. Le scénario crée ici une scène extrêmement étonnante qui fait pendant à la discussion père/fils que nous venons d’analyser. Sous prétexte de vouloir avoir une conversation paternelle (dad talk) avec Peter, Adrian envoie sa fille au-devant du bal. Le face à face à visage découvert entre les deux ennemis prend une tournure curieuse quand le Vautour se met lui aussi à faire la morale au jeune homme. Si tous les deux pères ont la même exigence, à savoir qu’il laisser tomber l’affaire, leur motivation et leur comportement ne sont pas identiques. Alors que Stark veut protéger le jeune adolescent de lui-même et de ses mirages super-héroïque, le Vautour cherche à l’intimider tout en se faisant passer pour généreux et droit parce qu’il lui laisse la vie sauve pour prendre du bon temps au bal avec sa fille. Par-là, ce père négatif permet au jeune homme de refaire ce que le père positif a défait : il restitue Spider-Man à sa place de super-héros alors que Stark l’en a destitué. En effet, grâce ou plutôt à cause de la conversation avec Adrian, Peter saisit clairement la différence entre le bien et le mal. S’il accepte l’offre du Vautour, il ne pourra jamais être lui-même parce qu’il aura choisi la voie de la lâcheté et de l’irresponsabilité. Il est étrange de remarquer ici que ce n’est point le bon père, celui qui veut protéger son fils, qui est à l’origine de la maturation soudaine de l’adolescent mais le mauvais père, celui qui le menace et même n’hésite pas à le combattre. Cette lutte sera l’occasion pour le jeune homme de trouver la réponse en lui-même à la question ulysséenne de l’identité de soi.

Piégé par le Vautour, Peter est emprisonné sous les décombres d’un hangar. Cette situation d’isolement et de claustration représente en fait un moment de vérité pour l’adolescent. Laissé à lui-même, il est contraint, comme le montre si clairement ce photogramme, à se regarder en face, à scruter sa conscience qui lui rappelle les paroles de Tony pour décider qui veut-il être : est-il autre chose que le costume qu’il portait ? Est-il un super-héros ou un garçon qui joue à singer un super-héros et lorsque les réelles difficultés arrivent, ne sait pas faire autre chose que crier à l’aide ?

L’illusion du soi déformé par le désir d’imiter ses pères est ainsi dissipée et le super-héros retrouve une vision claire de lui-même. Toutefois, même si cette scène nous montre un Spider-Man répéter l’exploit du baron Münchhausen en s’extirpant lui-même des débris qui pèsent sur ses épaules, cette dispersion n’est pas uniquement de ses faits. Sans l’aide de ses deux pères, l’orphelin Peter Parker risquerait de rester prisonnier de ses mirages et de ses fausses croyances. Le thème de l’éducation se conjugue subtilement avec celui de la désillusion en ce que le film se termine avec une dernière conversation entre Tony et Peter. Après son exploit, Peter est conduit au nouveau complexe des Avengers par Happy qui a littéralement changé d’attitude envers lui. Son mentor l’y attend et veut lui faire une surprise : non seulement il souhaite l’intégrer dans l’équipe des Avengers mais aussi lui offrir un nouveau costume Spider-Man. Pourtant, Peter refuse ces propositions car il s’estime n’être pas encore prêt et que pour l’instant, il préfère rester sur terre et aider les petites gens. En cela, il montre combien son expérience récente l’a mûri et aidé à se débarrasser de ses chimères. Surpris par sa décision, Tony Stark, qui n’avait pas hésité à annoncer au monde entier qu’il était Iron Man, ne peut qu’être intérieurement satisfait de son jeune disciple même si son refus lui met dans l’embarras puisqu’il a convoqué toute la presse pour présenter le nouveau Avenger. En cela, le jeune adolescent prouve non seulement qu’il est à la hauteur mais aussi qu’il est meilleur homme que Stark, au moins plus modeste et plus sage. La fin du film reste donc fidèle à son titre puisqu’en déclinant une place parmi les Avengers, le jeune Ulysse rentre chez lui afin de retrouver lui-même (et aussi accessoirement son costume que Tony a déposé en toute discrétion sur son lit).


[1] En anglais, l’expression « training wheels » fait référence aux roues latérales sur les vélos d’enfant, indice de plus qu’aux yeux de Tony, Peter reste vraiment un gosse.

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