Hawkeye ou l’œil qui ne voit pas tout

Si le motif du miroir tient une place centrale dans le traitement de sa jumelle Black Widow, en ce qui concerne Hawkeye (Œil de Faucon), le mythe déploie une toute autre figure pour traiter le thème de la vision, figure qui n’est pas toujours apparente mais pourtant tout aussi systématique. Il s’agit de la variation permanente entre le voir et le non-voir, entre la clairvoyance et l’aveuglement mental. Dès son introduction dans l’univers MCU avec Thor (2011), la mise en scène de Kenneth Branagh fait fonctionner à fond cette dialectique en lui accordant une apparition plutôt furtive au moment où le Dieu du Tonnerre, déchu de son rang après avoir osé désobéir à son père et roi Odin, vient chercher son marteau Mjolnir désormais sous contrôle du SHIELD. Alors que Thor était occupé à lutter à mains nues avec les gros bras de l’organisation, l’Agent Coulson en profite pour envoyer Hawkeye sur les hauteurs pour se soustraire du champ de vision du dieu afin de surveiller ses faits et gestes car il se doute que quelque chose d’étrange est en train de se passer.

Plus qu’un œil qui surveille de loin, Barton est également montré comme un être moral car bien qu’il exécute les ordres de son commandant en mettant en joue Thor, il ne cesse de manifester son avis et n’hésite pas à dire franchement qu’il commence à apprécier le guerrier nordique. Un tel rapport se trouvera inversé dans Avengers (2012), où Barton va tomber entièrement sous la domination mentale de Loki. Il ne pourra donc plus exprimer aucun jugement ni opinion personnelle.

Dès la séquence d’ouverture du film, Hawkeye, jusque-là agent fidèle du SHIELD, est hypnotisé par Loki grâce à son sceptre. Son aveuglement mental est rendu ici par un noircissement total de ses yeux que ce gros plan permet d’apprécier. Le jeu très statique du visage de l’acteur Jeremy Renner va suggérer tout au long du film son obéissance mécanique et inconsciente. Ainsi, la dialectique du voir/non voir mise en place ici tend à devenir plus intérieure et métaphorique qu’en comparaison avec la première apparition du personnage.

Le renversement se joue aussi à un autre niveau diégétique puisque ce n’est plus le spectateur qui se trouve ébloui par la lumière mais le héros lui-même. L’enjeu épique se précise pour le super-héros : pour quelqu’un qui prétend être clairvoyant, peut-il réellement tout voir ou bien est-il frappé comme n’importe qui par des moments de cécité ? Pour le mythe, la réponse ne fait pas de doute. Si peu de choses du monde extérieur échappe à l’œil vigilant de Hawkeye, son univers intérieur se dérobe facilement à sa maîtrise, surtout s’il doit affronter le dieu de la malice. D’ailleurs, le mythe pousse le jeu au point de mettre en abyme cet aveuglement dans une scène totalement barbare et cruelle où, pour récupérer de l’iridium, Loki n’hésite pas à extraire l’œil du Dr Schäfer sur un autel de sacrifice sous les yeux de tous ses convives afin que Hawkeye puisse ouvrir les portes du laboratoire grâce à la reconnaissance optique. La cécité fonctionne dès lors à plusieurs degrés. Littéralement, Loki crève l’œil du scientifique stuttgartois en vue d’attirer sur lui le regard de l’ensemble du monde et métaphoriquement, ce geste renvoie en même temps à une absence complète de conscience morale de Barton qui obéit et exécute les ordres sans se poser de questions. Mais plus encore, à un autre niveau, nous pouvons aussi voir dans cet œil énucléé la métaphore essentielle de tout le film dont le titre Avengers (les Vengeurs) nous oriente déjà largement vers le précepte mosaïque œil pour œil. D’ailleurs, il est tout à fait significatif qu’à son réveil, Barton avoue à son amie Natasha que sa conscience se sentira soulagée lorsqu’il pourrait planter une flèche dans l’œil de Loki.            

Si dans Avengers, les mythologues Marvel mettaient en scène de manière dramatique ce motif de l’œil et de la vision/non-vision, dans Age of Ultron, le ton tend à devenir plus humoristique voire plus tragi-comique à la fin récit. Avec l’arrivée des jumeaux Maximoff dans l’épopée (autres représentant de la troisième fonction), notamment avec Pietro (Quicksilver) qui est vif comme l’éclair, Hawkeye rencontre un défi de taille puisqu’il n’est pas aisé de l’apercevoir, encore moins de l’arrêter. Aussi dès leur premier affrontement, pour narguer son aîné, Pietro va attraper toutes ses projectiles puis lui demander de manière ironique s’il ne l’a pas vu venir. Le jeu entre voir et non voir se double dès lors de celui entre la vivacité de la jeunesse et le déclin de l’âge. Toutefois, prendre de l’âge ne signifie pas toujours rester sur la touche car le temps peut accorder un privilège que peu de jeunes hommes possèdent, à savoir la prévoyance liée à l’expérience.

La revanche survient toutefois une heure et demie plus tard lorsque Hawkeye réussit à surprendre le jeune rapide en brisant la vitre sous ses pieds et ainsi le faire chuter avant de le railler à son tour en lui retournant sa propre question. Le jeu du voir/non voir est représenté de manière subtile dans cette image. Filmé en plan fixe, le personnage suit du regard le projectile qui monte lentement à la verticale. Ce faux ralenti qui contraste avec sa vivacité habituelle permet en vérité d’insister sur le jeu de l’acteur qui, après avoir entendu une détonation, examine d’un œil intrigué et incrédule la balle en train de se glisser indolemment dans l’espace. Il ne suffit donc pas de voir pour échapper au danger mais surtout de prévoir. En cela, l’expérience de Barton lui donne ici un avantage incontestable sur son jeune concurrent.

Cet atout réapparaît également lorsque notre archer doit affronter Wanda Maximoff alias la Sorcière Rouge. Alors qu’elle est parvenue à plonger tous les membres des Avengers dans un état hallucinatoire issu de leurs angoisses les plus profondes, seul Hawkeye, devenu très vigilant depuis qu’il a goûté à la magie de Loki, a su l’éviter et a même réussi à la neutraliser en lui plantant sur le front une flèche paralysante. Une fois de plus la prévoyance prévaut sur la vision immédiate et sur les capacités surhumaines. En ce sens, Clint peut être considéré dans une certaine mesure comme supérieur à ses collègues super-héros qui débordent certes de puissance mais qui n’en sont pas moins victimes car celle-ci les empêche parfois de pressentir et de prévoir le danger. La faiblesse humaine se montre quelque fois plus précieuse que des superpouvoirs dont chacun de nous vénèrent et envient secrètement. Elle est d’ailleurs à la source de sa possibilité de fonder une famille, contrairement à ses équipiers. En tant qu’être humain ordinaire, lui seul peut jouir d’une vie ordinaire, entouré de la femme qu’il aime et de ses enfants dans une Amérique ordinaire, entourée d’une nature bienveillante, loin des villes et de ses vacarmes. Cette force logée au cœur sa faiblesse nous est présentée de façon d’autant plus poignante que nous découvrons l’existence de la famille Barton et de sa maison en même temps que ses partenaires au moment où, vaincus par Ultron et les Maximoff, ils doivent se trouver un lieu sûr (safehouse en anglais) pour se remettre de leurs chocs. Chacun des super-héros ressentent dès lors leur superpouvoir comme une malédiction qui les condamne à la solitude et à l’exil sans jamais pouvoir posséder un pareil foyer.

De manière très symptomatique, Thor, avec sa carrure de guerrier nordique, écrase par inadvertance une maison de jouet, signifiant par-là l’impossibilité pour lui de demeurer sans causer quelques casses tant il est étranger à cet environnement familial. Même lorsque nous considérons la trilogie qui lui est consacrée, nous ne pouvons que constater une désagrégation progressive de son foyer et de sa famille. Dans cette scène-ci, comme à son habitude, il prend les devants et s’envole à la recherche des réponses à ses visions, une manière pour prendre la fuite et ne pas regarder la réalité de ce qu’il ne peut jamais connaître. La même angoisse arrivera également au Captain America qui, lancé à la poursuite de Thor, se retrouve seul après l’envol du Dieu du Tonnerre et tente de retourner dans la maison. Sur le seuil de la porte, il entend dans sa tête la voix lointaine de Peggy l’appelant à retourner chez lui. Le surcadrage qui isole le super-héros au milieu du plan suggère une sensation de mal-être et d’étouffement si bien qu’il tourne ses talons pour sortir de la maison. La prise de conscience de l’impossibilité de connaître le bonheur familial n’épargne pas non plus Banner et Natasha qui, dans la scène de la salle de bain précédemment analysée, nous ont montré combien leur couple n’a que peu de chance d’aboutir malgré leur sentiment sincère et réciproque.

Alors que Hawkeye semble ainsi détenir un clair avantage par rapport à ses collègues sur ce terrain de la domesticité, il n’est pourtant pas le véritable maître à bord. S’il perçoit des choses que ses équipiers ne voient pas, sa femme saisit mieux que lui les variations de l’âme humaine.

En rangeant un vêtement dans le panier à linge pendant que son mari s’habille, Laura le questionne au sujet de la relation sentimentale entre Natasha et Banner. Face à sa stupéfaction, elle pouffe de rire et lui réplique qu’elle lui expliquera lorsqu’il serait plus grand. Au même instant, elle prend dans sa main une poupée pour la remettre à l’endroit sur le panier à linge. La métaphore est sans détour : Hawkeye ne voit rien car il est comme un enfant, peu capable de percevoir les infimes métamorphoses du monde intérieur de chaque être humain.   
Dans un plan encore plus explicite quant au don de clairvoyance de Laura par contraste à l’aveuglement de son époux, nous la voyons se dédoubler dans une vitre protégeant une photographie en haut à gauche du plan. De plus, par sa position debout, elle seule distingue par la fenêtre Tony et Steve qui essaient de se rendre utile en coupant un tas de fagots dans le jardin. Autant d’indices pour appuyer son propos à l’adresse de son mari, trop occupé à mettre ses chaussons, afin de lui faire prendre conscience combien ces super-héros, ou ces dieux comme elle les appelle, ont besoin de Hawkeye et c’est bien ce qui lui fait peur car ils paraissent si vulnérables malgré leur superpouvoir.

Mais si Clint ne voit pas toutes ces subtilités du cœur humain, il est capable, en bon père de famille, de transmettre l’amour et les valeurs éthiques à ses « enfants » super-héroïques que sont les jumeaux Maximoff. En cela, la troisième fonction mythologique renoue et prolonge son idéologie originaire en tant qu’incarnation de la caste reproductrice, avec toutefois une mutation importante. La reproduction n’est plus à prendre de manière littérale mais se transforme en une problématique plus spirituelle et culturelle, celle de l’éducation et de la transmission. Cette question demeure d’autant plus prépondérante qu’elle intervient entre des personnages de la même classe mythologique, censés partager les mêmes vertus. Si nous avons évoqué plus haut un certain rapport de rivalité plutôt fairplay entre Barton et Pietro, nous pouvons aussi y voir un processus d’apprentissage et d’échange de valeurs éthiques fondamentales. En effet, lorsque la plaisanterie sur la vision (tu l’as pas vu venir ?) intervient pour la troisième et dernière fois, elle coïncide aux dernières paroles de Pietro. Pour sauver Clint et un enfant innocent que l’archer tente de protéger de son corps face aux projectiles d’Ultron, Quicksilver s’est sacrifié à l’instar de son aîné : en les poussant sur le côté à l’instant fatidique, il se substitue à lui et se hisse au niveau d’un véritable héros. Par-là, le private joke entre les personnages prend une tournure bien moins concurrentielle et sportive puisqu’il entremêle différentes émotions : le respect, l’amitié, la reconnaissance mutuelle et la légèreté d’esprit devant la mort. Tout cela est dit en une phrase, prononcée en un fragment de seconde, à la vitesse où vont les sentiments qui nous prennent et nous déprennent.

La dernière image qui réunit les deux super-héros dans un même espace reste aussi celle qui les réunit par-delà la mort. En effet, par la position quasi identique de leur corps, la mise en scène nous signale de manière explicite leur ressemblance. Le sacrifice de Pietro marque donc à la fois une imitation du geste de son aîné mais aussi un acte de pure liberté, de pure spontanéité qui se jouait en un battement de cils. La transmission est ainsi complète et forme dès lors un lien profond et indestructible que même le trépas ne peut briser.

Dans son rôle d’éducateur, Hawkeye n’apparaît plus seulement comme celui qui voit mais celui qui fait voir. De ce fait, même si son œil aiguisé ne voit pas tout, cela n’a désormais que peu d’importance puisqu’en déplaçant l’accent de sa fonction, ce qui lui importe n’est plus de tout voir mais d’apprendre aux autres à voir et d’apprendre à voir avec les autres. La dialectique du voir/non-voir dans sa forme contradictoire se trouve ici dépassée puisqu’elle ne désigne plus la faiblesse et l’incomplétude humaine mais la possibilité pour chacun, par cette faiblesse même, de s’améliorer au contact des autres et ce, à tout instant. Ne pas voir n’équivaut à la cécité absolue uniquement si l’on refuse d’intégrer le point de vue d’autrui. Tout aveuglement reste temporaire du moment où l’on sait élargir sa vision auprès des autres.

Un tel élargissement intersubjectif du regard se trouve plus renforcer encore lorsque nous considérons la relation entre Wanda et Hawkeye. Au fur et à mesure qu’avance la bataille de Sokovia, Wanda tombe dans une forme de paralysie due à la peur et à sa mauvaise conscience. Clint, voyant venir le danger, l’entraîne dès lors dans une maison afin d’éviter les tirs de l’armée robotique d’Ultron. Là, il va se livrer à une véritable leçon de morale héroïque que seul un père ferait à son enfant. En substance, il déclare face à l’élève attentive qu’il lui faut choisir : soit combattre de toute sa force sans fléchir, en véritable Avenger, soit rester sur place et se cacher en attendant les secours.

Son éducation a donc réussi non parce que Hawkeye lui a inculqué doctement des valeurs super-héroïques mais parce qu’il a su changer son regard sur elle-même. « L’œil qui voit ne se voit pas » disait justement Schopenhauer, cependant, le philosophe a oublié d’ajouter que cet œil peut se voir à condition de se plonger dans celui d’un autre pour se libérer ainsi de son auto-aveuglement et de ses propres inhibitions. Pour confirmer cette idée, le mythe va ménager pour Wanda une seconde expérience de la libération, toujours avec l’aide de Hawkeye, dans Captain America : Civil War (2016).            

Après avoir causé accidentellement une explosion à Lagos en Nigeria en poursuivant Rumlow, un des derniers membres de HYDRA, Wanda est priée de rester au complexe des Avengers sous l’étroite surveillance de Vision, un super-héros cyborg quasi-indestructible, alimenté par la Pierre de l’esprit. Sur la demande de Captain America, Clint Barton va venir délivrer la Sorcière Rouge de son confinement doré, l’attirant ainsi dans son camp. Alors que celle-ci hésite encore à choisir son parti, les deux super-héros se livrent déjà bataille avec un avantage incontestable du côté de Vision. Se sachant incapable de vaincre son adversaire malgré ses nombreux artifices pour détourner son attention, notre archer va tenter sa dernière carte en cherchant l’appui de sa pupille dont les pouvoirs magiques peuvent surpasser ceux de Vision. Dès lors, la mise en scène va se livrer à un jeu de regard subtil en vue de montrer la transmission d’idées entre les personnages provoquant le changement d’attitude et la prise de décision de Wanda.

Cette fois, la libération de la jeune femme se fait en un double sens : d’une part, elle s’émancipe de la tutelle de Vision, même si ce dernier a un certain faible pour elle, d’autre part, elle s’affranchit de son propre complexe de culpabilité né à la suite de l’incident de Lagos. D’un simple clin d’œil, Hawkeye lui fait donc comprendre son droit à la liberté et à l’autonomie qu’elle seule peut juger bon de prendre ou de renoncer. Et lorsqu’elle choisit de la saisir, elle sait enfin que cette liberté représente la seule instance lui permettant d’être elle-même et non plus cet être effrayé par le regard et le jugement des autres. Une fois de plus, Clint est parvenu à changer le regard de Wanda sur elle-même parce qu’il a su la réveiller à elle-même, ou plus précisément, réveiller le désir de liberté qui sommeillait en elle. En cela, il a vu juste, contrairement à Vision qui distingue certes les objets du monde de manière bien plus exacte que Hawkeye mais qui a si mal discerné Wanda.

Si à la fin de Avengers : Age of Ultron, Hawkeye est forcé à prendre sa retraite anticipée pour avoir participé à l’escapade de Captain America, désavouant par-là les Accords de Sokovia, il revient cependant dans le dernier épisode de l’épopée, Endgame. Son retour est tout à fait significatif puisqu’il constitue le prologue du film. Cette séquence concentre toutes les thématiques que nous venons de traiter au sujet du super-héros, celle de la transmission aussi bien que celle du voir/non voir.

En même temps qu’il enseigne à Lana l’art du tir à l’arc, Clint se livre à une plaisanterie riche de significations : il lui cache un œil avec ses cheveux tout en lui demandant si elle voit la cible. Or par une ironie parfaitement mythologique, il va lui-même être victime sous peu d’une certaine forme d’aveuglement puisqu’il ne va pas du tout voir la disparition soudaine, causée par Thanos à la fin d’Infinity War, de sa fille puis de sa femme et ses deux garçons bien qu’il soit présent sur les lieux. Le cadrage fonctionne donc comme un cache et joue, à l’instar de Clint avec sa fille, sur la relative cécité du super-héros en faisant sortir des personnages du cadre puis les faire volatiliser hors de son champ de vision. Le rapport entre les spectateurs et Hawkeye s’inverse donc totalement en comparaison avec sa première apparition sur l’écran dans Thor car ici seuls les spectateurs voient et comprennent ce qui se passe et non le super-héros pourtant reconnu pour son acuité visuelle.
Le dernier plan de la séquence réduit Hawkeye à une silhouette au milieu d’un paysage ouvert filmé en plan de très grand ensemble. Il s’oppose donc entièrement au premier plan de la séquence aussi bien dans l’échelle de plan que dans la focale. Le super-héros, noyé dans un paysage vide, esseulé et perdu, contraste avec son statut d’heureux père de famille et d’instituteur qui démontrait sa maîtrise dans le moindre détail, dans le moindre geste au début de la séquence. S’achève dès lors à la fois sa vie domestique et sa carrière de pédagogue, ce qui va le désorienter totalement et le plonger une seconde fois dans un aveuglement absolu.

En effet, nous retrouvons le personnage cinq ans après, à Tokyo, dans la peau d’un assassin sans âme qui traque les criminels ayant survécus à l’Apocalypse déclenchée par Thanos. Dans un plan séquence magistralement orchestrée (rare dans l’épopée Marvel qui préfère la forme fragmentée du montage pour mieux composer l’illusion cinématographique), les mythologues Russo ont pris soin de nous montrer le massacre des Yakuzas par l’archer déchu. La continuité de la scène sous une pluie battante permet donc d’insister sur la brutalité et la férocité du combat durant lequel Hawkeye, sous l’apparence d’un ninja, décime un par un les criminels avant d’achever leur chef dans un duel au katana. Un tel exotisme, assez exceptionnel au sein de l’épopée, appelle toutefois un commentaire minutieux. Dans sa forme esthétique, la séquence pastiche à la fois les films de sabre et les mangas japonais en incluant les sous-titres dans l’image elle-même et en laissant les dialogues en japonais. Ceci a pour effet de créer un contraste fort avec l’univers graphique habituel et d’attirer par-là l’attention du spectateur sur le changement de rythme et de traitement visuelle. Mais plus que dans le but de surprendre, ce décalage esthétique vise à plonger le spectateur dans le vertige de violence et de folie meurtrière propre au personnage afin de mesurer la profondeur abyssale de son aveuglement mental. D’ailleurs, la prise de vue préfère largement cadrer les victimes de Hawkeye pour envelopper l’identité du meurtrier dans un certain mystère. Le jeu du voir/non-voir prend par conséquent une autre dimension puisque durant le plan séquence, la caméra, extrêmement mobile, adopte tantôt le point de vue du spectateur, tantôt celui du super-héros déchu. Le cadre fonctionne ici une fois de plus comme un cache qui fait apparaître et disparaître notre ninja tel un fantôme, une ombre de lui-même qui n’a plus d’autres buts que de revenir hanter et se venger des vivants puisque ceux-ci ont si arbitrairement survécu à la catastrophe, contrairement à sa famille. L’inversion de ce jeu de cache-cache se fait de manière précise à la fin du plan séquence avec un raccord par le dialogue : à la question du chef des Yakuzas pour savoir ce que son assassin désire, le montage effectue une coupure pour cadrer ensuite Barton qui répond, en anglais cette fois, que ce qu’il veut, son interlocuteur ne peut lui donner avant d’exécuter de sang-froid sa victime restée hors champ. Puis dans ce même plan, la caméra accomplit un travelling latéral pour révéler un autre personnage resté inaperçu jusque-là. Au même moment, le ninja, toujours présent dans le cadre mais de dos, enlève son masque tout en adressant à ce nouveau venu pour lui dire qu’il ne devrait pas être ici. Nouvelle coupure, un gros plan nous révèle que le spectateur dissimulé n’est autre que Natasha Romanoff. Cette dernière rétorque à Clint que lui non plus n’a pas à être là avant que ce dernier ne se retourne vers elle, nous présentant ainsi pour la première fois son visage à découvert dans cette séquence. Le motif du voir/non-voir prend donc encore un autre tournant. Avec l’exécution du Yakuza, Barton prend donc la place à la fois du damné et de la victime sur l’image. Damné parce qu’il s’est laissé submergé par la souffrance et par l’amertume jusqu’à s’immerger dans les meurtres en série. Victime parce qu’il est aveuglé par sa douleur et son désespoir sans pouvoir trouver d’autres remèdes ou palliatifs que dans le châtiment capital. L’arrivée de Natasha va le sortir de ce purgatoire dans lequel il s’est lui-même condamné. Ce qu’elle a à lui offrir, à la différence du chef des Yakuzas, n’est pas matériel mais l’espoir d’une rédemption possible, l’espoir que lui-même n’y croit plus tout en le cherchant désespérément. Son aveuglement prend fin ici en partie car il est réconcilié partiellement avec les vivants grâce à l’amitié et la confiance que Natasha plaçait en lui. Son salut complet ne vient qu’au moment du sacrifice de son amie pour récupérer la Pierre d’âme.            

Véritable œuvre de la seconde chance, Endgame aménage une voie vers la rédemption pour chacun des super-héros après leur échec face à Thanos. En ce qui concerne Hawkeye, le mythe réserve pour lui une ultime épreuve, à savoir le spectacle de la propitiation de sa « jumelle » qui sauve par-là et la vie et l’âme de son compagnon en mourant à sa place dans la fosse sacrificielle. Fidèle donc à leur principe, les mythologues font encore de Hawkeye celui qui voit et qui survit pour témoigner aux autres de ce qu’est véritablement la grandeur d’âme.

Plus qu’un témoin, Hawkeye devient à la fin de la scène un nouveau-né dont l’âme a été purifiée et régénérée par l’autosacrifice de sa « jumelle ». Dans un même plan que forment ces deux images, le personnage est comme en train de flotter parmi les étoiles puis dans un mouvement de basculement de la caméra au moment de son réveil, nous apercevons qu’il est juste plongé dans une lagune qui reflète l’univers au-dessus de lui. La coloration de l’image change également afin de manifester la mutation de l’état d’âme du super-héros : sa purification prend donc une dimension cosmique qui va de la nuit noire à la lueur rougeoyante de la fin de l’éclipse. Son aveuglement mental et spirituel s’achève ici de manière tout à fait symbolique, avec cette lune qui semble peu à peu se détacher du soleil afin de laisser pénétrer la lumière et chasser les ténèbres qui entouraient le personnage.

Cette dimension rédemptrice ressort avec plus de justesse encore lorsque nous comparons ce plan avec un autre quasiment identique dans le volet mythologique précédent, Avengers : Infinity War (2018). Dans celui-ci, c’est Thanos qui se tient à la place de Clint après le sacrifice de sa fille adoptive Gamora par ses propres mains. Cet épisode digne du sacrifice d’Issac par Abraham va jouer en contrepoint avec celui des jumeaux de la troisième fonction et nous permettre ainsi de mieux saisir le sens de la variation des mythologues Marvel.

Le plan commence de manière analogue que celui précédent, avec un Thanos flottant parmi les étoiles, mais pour se terminer par une image bien plus sombre et pesante. A gauche, la lune alourdit l’espace par sa présence et sa taille, à droite, la masse ténébreuse de la montagne vient compléter la prise en tenaille du personnage, comme pour insister sur l’écrasant fardeau moral qui accable le Titan fou. Alors que Hawkeye cherchait encore du regard son amie, Thanos examine tout de suite son gant puis sa main droite afin de s’assurer de sa possession de la Pierre d’Âme. La fin justifie donc tous ses crimes, y compris le sacrifice de l’amour filial.

Le contraste entre les deux scènes est clair malgré leur mise en scène quasi-identique : si Thanos se damne de façon irréversible en renonçant à tout sentiment humain pour se baigner dans une mer de larmes, Clint se rédime et par son amour pour sa jumelle mythologique et par l’amour que celle-ci lui accorde. Il doit dès lors réintégrer le monde des vivants parce qu’il porte désormais dans sa conscience le prix de sa vie aussi bien que celle de Natasha. Par-là, s’achève l’ultime vision de Hawkeye qui ne relève plus d’une singulière acuité des choses ou d’une prévoyance liée à son expérience mais d’une perception par son âme et dans son âme elle-même de ce qu’est la bonté et l’amour. Ainsi, à travers la dialectique de la vision et de l’aveuglement, se trace une trajectoire propre au super-héros, trajectoire qui va de la perception extérieure du sensible vers une vision intérieure purement spirituelle. Son œil de faucon, même s’il ne voit pas tout d’un coup, peut progressivement tout voir, y compris lui-même du moment qu’il ait le temps et le désir de se voir au travers des yeux d’autrui. En cela, le mythe tisse encore une toile qui permet de rendre plus que jamais vivante son ouvrage pour qui l’importance n’est pas de saisir le Tout humain mais de varier jusqu’à l’infini toutes les nuances mythologiques nées de l’imagination humaine.

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