La fonction royale : Captain America 3 : Fidélité et confiance à l’ère démocratique

Le thème de la fidélité et de la confiance remplace ici celui de la piété dans la représentation traditionnelle de la fonction royale. En effet, si l’on suit les analyses de Dumézil, la première fonction mythologique accumulait une double prérogative : elle incarnait à la fois l’ordre royal et l’instruction pastorale. Ainsi, il peut arriver que, en plein récit épique, nous assistons à une leçon de métaphysique de la part du roi comme le témoignent de nombreux passages du Mahabharata. De tels morceaux de bravoure théologico-spéculatifs s’avèrent nécessaires pour expliquer, assurer et légitimer la division trifonctionnelle de la société en le fondant sur une cosmologie ou une théologie cohérente. Si cette représentation du monde n’a plus cours aujourd’hui sauf dans quelques contrées isolées, demeure pourtant dans notre univers démocratique le sentiment d’un lien indissociable entre les individus mais aussi entre l’individu et une instance supérieure qui le dépasse. Une fois sécularisé, ce sentiment ne s’appelle plus piété mais bien fidélité ou amitié.

La trilogie dédiée au Captain America réserve une grande place à la question de l’amitié et de la confiance, notamment entre Steve Rogers et James Buchanan Barnes (dit Bucky). En effet, les deux hommes sont des amis d’enfance et ont même combattu ensemble sur le front européen dans Captain America : First Avenger (2011). Capturé par Hydra et transformé en assassin sans âme, Bucky revient dans le second volet en 2014 dans la peau du Winter Soldier, adversaire redoutable et impitoyable du Capitaine. Il réapparaît enfin dans Captain America : Civil War (2016) et cause une grave dissension au sein des super-héros, plus spécialement entre Captain America et Iron Man. C’est dans ce dernier épisode que la crise à la fois politique et amicale prend des proportions les plus dramatiques au point de faire éclater le groupe des Avengers. Ce qui témoigne du grand sacrifice que peut exiger la fidélité. Cependant, elle démontre aussi par-là la plus grande faiblesse et peut-être la plus grande injustice du héros de la première fonction.

L’amitié entre les Steve et Bucky est traitée de manière assez classique dans Captain America : First Avenger où Barnes joue plutôt le rôle de faire-valoir au super-héros. Même s’il se montre protecteur et soucieux du bien-être de son ami chétif au début du film, lorsque Steve devient le Captain America, tout s’inverse. Ce jeu d’inversion abondamment employé dans l’œuvre prend ici une signification toute particulière. Il ne suit plus le schéma dialectique de la petitesse et de la grandeur mais vise à rapprocher les deux hommes jusqu’à en faire une sorte d’alter-ego respectif. Ce point apparaît par touches successives au fur et à mesure des trois films. Assez subtilement se met en place entre les deux hommes un jeu d’échange de l’emblématique bouclier du Captain America. Tout comme Patrocle qui revêtait les armes d’Achille pour prendre sa place au combat, Bucky s’équipe de la rondache de son ami à chaque épisode de la trilogie. Cependant, le sens de ce geste ne reste pas identique d’un film à l’autre mais s’adapte selon la situation.

Pour sauver son ami, le Captain America doit affronter un autre de ses compagnons, Iron Man, qui cherche à venger ses parents exécutés par le Winter Soldier lorsqu’il était sous les ordres de Hydra. La prise de vue nous met à la hauteur des personnages comme si nous étions sur une scène de théâtre, devant la représentation d’une tragédie antique où les protagonistes s’entredéchirent. Le bouclier s’échange de mains plusieurs fois entre les deux hommes pendant l’affrontement selon une chorégraphie bien réglée qui témoigne de leur grande complicité.

Mais plus qu’un complice, le Winter Soldier représente aussi une sorte de double du Captain America. Si le thème du double est omniprésent chez la plupart des super-héros, son traitement ici nous réserve quelques innovations. Tout d’abord, sa signification ne reste jamais univoque mais évolue d’un film à l’autre. Du double positif et dévoué allant jusqu’à se sacrifier pour son ami, Bucky Barnes passe au double négatif qui incarne non seulement l’adversaire redoutable de son ancien camarade mais également sa mauvaise conscience. En effet, tel un fantôme du passé, le Winter Soldier réapparaît dans la vie de Steve Rogers pour le hanter et provoquer en lui un puissant sentiment de remords car il n’a pas su protéger son ami. Mais la question du double négatif joue aussi à un autre niveau. Si son vieux frère d’armes est devenu un assassin sans âme commandé par Hydra, implanté aussi bien au cœur de la Russie soviétique qu’à Washington D.C., il symbolise par-là l’antithèse absolue du Captain America. Le tueur insensible et le soldat obéissant s’oppose à l’homme de conscience et le capitaine responsable. Ainsi, la question du double se dédouble. D’une part, elle renvoie le super-héros à lui-même, à sa conscience morale, d’autre part, elle indique au spectateur les deux faces du rapport à l’autorité : l’obéissance et le devoir. Se noue donc avec ce dédoublement multiple tout un jeu de miroir complexe entre les deux hommes qui permet à chacun d’eux de se voir au tréfonds de lui-même. Au-delà de la dette affective et morale, Bucky représente aux yeux de Steve un modèle d’amitié et de fidélité car il lui a toujours été un soutien dans les moments les plus durs (moments qui nous sont montrés par des flash-back). D’ailleurs, le véritable héros qui donne sa vie aux autres s’avère être Bucky et non le Captain America. A l’inverse, c’est grâce à Steve Rogers que la conscience du Winter Soldier se réveille à elle-même pour se remettre sur le chemin de la libération. En essayant de sauver son adversaire puis en refusant de le combattre, quitte à mourir par sa main, le super-héros réussit à attendrir le tueur froid et impitoyable qu’est devenu son ancien compère. Une fois de plus, la faiblesse et la finitude terriblement humaine de Steve Rogers se transforment en une immense force qui peut traverser n’importe quelle défense pour atteindre le cœur et l’âme du plus glacial des meurtriers.

Du fait de cette amitié si étroite entre les deux hommes, Steve Rogers est prêt à renoncer à incarner Captain America et à rester à la tête des Avengers comme le montre la fin de Captain America : Civil War (2016). Mis hors d’état de combat, Tony Stark rappelle à son ancien allié que son bouclier ne lui appartient pas et qu’il ne mérite plus de le porter. Aussi Steve Rogers n’hésite pas à laisser choir son arme emblématique.

Ainsi se termine la guerre civile et avec elle l’alliance des super-héros. Au-delà, elle sonne aussi la fin de l’idéal d’une société démocratique gouvernée par la vertu et la justice, valeurs qu’était censé personnifier le Captain America. En choisissant de protéger son ami et son double Bucky Barnes, Steve Rogers a préféré l’amitié à la justice et a mis l’individu au-dessus du collectif. Mais trop honnête homme pour ne pas reconnaître ses torts et ses faiblesses, aussi laisse-t-il derrière lui son bouclier, symboles de toutes les vertus royales. Cependant, nous ne pouvons complètement qualifier son choix d’égoïste ou d’injuste. Au contraire, nous comprenons que trop bien son raisonnement car il reflète ce courant humaniste et libéral récent qui, après les ravages du totalitarisme au XXe siècle, sacralise l’individu réel et vivant plutôt que les valeurs abstraites et les grandes idées suprahumaines. Et si l’application de ce principe éthique ne fait pas l’unanimité, cela se vérifie dans la division des Avengers en deux factions inconciliables animées par deux antinomies de la raison autant que du cœur.

A la suite d’un fiasco au Nigeria où, durant un combat contre un ancien tueur de Hydra devenu mercenaire, plusieurs personnes ont trouvé la mort dans une explosion, les Avengers sont sommés de rendre publiquement des comptes. Tous les états du monde les pressent de signer les Accords de Sokovia[1] qui les soumettraient aux commandes du Conseil Mondial de Sécurité (le CMS). Ces Accords vont cependant être l’occasion d’un désaccord profond entre les super-héros : d’un côté, Iron Man et certains d’autres souhaitent les signer en considérant que le bien collectif doit être mis au-dessus de chacun, que l’intégrité du groupe doit primer sur les désirs individuels, que la sécurité et l’unité doivent être préservées en dépit de toutes opinions personnelles et de l’autre, Captain America et ses suivants regardent ces Accords comme une entrave à leur liberté d’action qui, à terme, risqueraient de les transformer en bons soldats se contentant d’exécuter les ordres sans se poser de questions. Loin d’être une simple querelle d’opinions, se joue en vérité derrière cette dispute plusieurs antinomies aussi bien logiques, éthiques que politiques qui feront éclater le groupe. En effet, cette polémique nous présente au fond deux perspectives difficilement conciliables au sein de la raison humaine partagée entre l’idée de nécessité et l’idée de liberté[2], où d’une part, nous envisageons l’ensemble des phénomènes physiques, psychiques ou sociaux comme un tout organisé selon une chaîne causale nécessaire, ordonnée et donc maîtrisable mais d’autre part, nous ne pouvons admettre ce déterminisme absolu, au moins en ce qui concerne notre existence individuelle et politique car nous nous percevons comme des êtres libres et autonomes. L’animosité entre Captain America et Iron Man introduite depuis Avengers (2012) se révèle de fait bien plus fondamentale qu’une simple différence entre intelligence pratique et rationalité technoscientifique. En réalité, elle est directement issue d’une des quatre antinomies de la raison pure qui déchire autant moralement l’individu en lui-même que politiquement les individus entre eux. Ce double auto-déchirement va s’imbriquer de manière forte étroite dans Civil War (2016). Par souci de clarté, nous présenterons successivement les deux niveaux de cette division.

Politiquement donc, puisque le titre du film en fait directement écho. La tension entre Captain America et Iron Man illustre deux tendances totalement antagoniques de l’action politique. Soit celle-ci doit garantir la sécurité de tous et ce, par la restriction des libertés dans un cadre prévu par la loi, soit elle doit préserver la liberté individuelle en les protégeant des tendances trop interventionnistes de l’Etat, ce « monstre froid ». Nous reconnaissons ici la vieille tension présente dans toutes les démocraties libérales entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif[3] qui se manifeste notamment aujourd’hui dans le débat entre sécurité collective et autonomie individuelle. D’un côté, veut-on tout légiférer pour s’assurer qu’aucun danger et aucun hasard ne peuvent survenir dans la société, de l’autre cherche-t-on à rester libre d’agir selon les circonstances pour pouvoir faire face aux vicissitudes de l’existence. Plus qu’une antinomie politique, il s’agit aussi d’une antinomie éthique qui affirme d’une part, la volonté de maîtriser le tout du réel grâce par exemple à la technoscience et d’autre part, la liberté d’action comme seule faculté capable d’épouser convenablement, c’est-à-dire avec prudence et habileté, le cours toujours fuyant et mouvant de la réalité humaine. Leur différend reste abyssal car il s’enracine dans une divergence de points de vue sur le monde dans ce qu’il est et devrait être autant que dans une divergence d’attitudes psychiques face à ce monde : la méfiance quelque peu maladive envers toute manifestation de la liberté au nom de la sécurité ou bien la confiance quelque peu naïve dans les effets positifs de la libre spontanéité des êtres humains. Pour Iron Man, tout doit être sous contrôle pour ne plus risquer de déclencher les cataclysmes et de causer les dommages collatéraux, aussi il assigne Wanda à résidence au QG des Avengers sous la garde bienveillante de Vision. A l’inverse, pour Captain America, toute tentative de maîtrise, toute prévention des menaces avant le crime relève de la violation des libertés individuelles, aussi n’hésite-il pas à libérer ses amis d’une prison de haute sécurité à la fin du film, quitte à devenir un hors-la-loi et un fugitif. Mais d’où viennent ces convictions et ces attitudes morales si opposée ? Le film les ancre dans un seul et même motif, celui de la mauvaise conscience qui déchire intérieurement chacun des super-héros.

Le complexe de culpabilité de Tony Stark (Iron Man) est montré de manière systématique dans tous les films où il apparaît. Par conséquent, nous n’allons pas l’analyser ici de manière développée mais le ferons dans un article qui lui sera entièrement consacré. Notons toutefois que sa première apparition dans Captain America : Civil War est construite autour d’une accumulation de fautes dont il peine à se débarrasser de sa conscience. D’abord, nous assistons à une projection mentale de Stark devant une assemblée d’étudiants au MIT (Massachusetts Institute of Technology), projection durant laquelle nous apprenons que le milliardaire a toujours amèrement regretté de n’avoir pu dire au revoir à ses parents et combien il les aimait avant leur terrible accident. Même ce passé recréé et modifié ainsi que le don généreux qu’il fait à tous les étudiants du MIT ne parviennent pas à alléger le poids de son chagrin et de ses remords. A la fin de sa présentation, nous apercevons un léger malaise chez le héros : sur le téléprompteur, le texte fait référence à sa fiancée, Pepper Potts, qui devait présider sa fondation caritative September Fundation Grant mais qui l’a probablement quitté à cause de ses excès maniaco-dépressifs. Pour échapper aux questions embarrassantes, Stark fait semblant d’aller aux toilettes mais croise dans les couloirs vides de l’Institut une femme de couleur qui le blâme pour la mort durant la bataille de Sokovia de son fils, Charlie Spencer, alors que ce dernier y séjournait pour une mission humanitaire. Triple péché donc dans cette première scène, ce qui pèsera lourd sur sa conscience et sur sa décision de signer les Accords de Sokovia afin de mettre sous cloches les Avengers. Sa méfiance envers les pouvoirs des super-héros, y compris le sien, prend source dans son angoisse de devoir supporter une fois de plus le sentiment de l’échec, de la perte et de la faute irréparable.

Tout autre est la mauvaise conscience de Captain America qui ne s’enracine pas tant dans la crainte de la défaite que dans son souci de rester fidèle à ses convictions pour donner ainsi un sens à son sacrifice et à ses relations avec autrui. A la différence de Stark, Steve Rogers a tout perdu. Projeté dans un temps et dans un univers qui n’est plus le sien, où tous ses liens d’amour et d’amitié sont quasiment rompus, le super-héros peut aisément se rendre compte à quel point le monde est sujet au changement au gré du hasard et de la nécessité. Le jeu de trahison et de mensonge généralisé mis en scène dans Captain America : The Winter Soldier le détache de son image patriotique voire nationaliste originaire pour en faire un héros méfiant qui prend désormais ses distances avec les grands discours et les institutions supranationales. Aussi, pour qui veut la vérité et des principes éthiques stables, nul ne peut se contenter de suivre le cours du monde mais seulement en cherchant appui sur la pérennité des valeurs humaines. Sa fidélité envers son vieil ami Bucky de même que sa foi dans les libres actions individuelles ne fait alors que s’accroître avec son expérience de la perte et de la désorientation. S’il tient autant à sauver son frère d’arme, ce n’est donc pas uniquement parce qu’il est son compagnon de longue date mais surtout parce qu’il représente un fragment vivace et permanent de son univers intérieur qu’il doit défendre et maintenir coût que coût, sans quoi toute son identité pourrait s’effondrer. Selon sa logique, ne pas trahir ses amis revient à ne pas se trahir soi-même et faire confiance aux autres puise sa source dans sa confiance en soi, dans sa capacité à rester authentiquement lui-même. Ce lien complexe fait de confiance réciproque et d’authenticité de soi apparaît dans une scène particulièrement significative.

Après la cérémonie d’enterrement de Peggy Carter, son amour de jeunesse, Steve demeure seul avec lui-même pour réfléchir aux Accords de Sokovia. Son maintien droit, appuyé par un plan en contre plongé au sein d’un édifice religieux largement dominé par la verticalité, dit toute la force de sa conviction et de sa foi authentique face aux difficultés à venir. D’ailleurs, du fond du plan, pourtant éclairé par la lumière colorée par les vitraux, arrive Natasha Romanov (alias Black Widow) pour lui annoncer les mauvaises nouvelles. Sa trajectoire à la fois depuis la profondeur et à l’horizontal vient perturber la verticalité statique de Steve Rogers qui, notant l’arrivée de son amie, va prendre une position plus détendue et s’appuyer sur un banc pour lui faire face.
La scène se termine dans une réconciliation provisoire où Natasha, en prenant Steve dans ses bras, le ramène au centre de l’image pour affirmer la place centrale de la confiance et de l’amitié. Son geste, véritable acte de foi, est d’ailleurs couronné par le vitrail de la Trinité situé à l’arrière-plan. A la droiture de Captain America, répond l’affection et le respect de son amie qui, sans partager sa décision, l’accepte et la comprend parce qu’animée comme lui d’une confiance sincère dans l’authenticité de leur relation.

La foi chrétienne en un Dieu unique n’est plus ici sacralisée mais bien celle en des relations humaines sincères et véritables. Mais sans renier cet héritage, puisque la scène se passe dans une église, la mise en scène en déplace simplement l’accent afin de mieux nous faire percevoir la base commune entre l’expérience religieuse et le lien intersubjectif qu’est le sentiment de confiance. Ce terme dont l’étymologie latine veut dire la confidence (confidere) a conservé son sens originel en anglais, confidence, sens que nous retrouvons dans l’expression self-confidence (confiance en soi) mais pas dans trust qui est d’origine germanique. De ce fait, faire confiance signifie au départ faire une confidence à quelqu’un, confier un secret à quelqu’un. Cela suppose une sorte de connivence entre deux personnes jouissant d’un secret partagé. Dans la foi chrétienne, il s’agit notamment du mystère de la Résurrection ou de l’Incarnation ou de l’Immaculée Conception mais dans une mythologie plutôt démocratisée à caractère universel comme celle de Marvel, ce mystère se transforme en un attachement inexplicable entre les sujets. Si Captain America peut parfaitement être qualifié de super-héros de la confiance, la raison n’est pas à trouver dans un quelconque sentiment d’autosuffisance mais dans le fait qu’il est le seul super-héros de toute la mythologie Marvel à avoir autant de scènes de confidence avec ses partenaires. Toutes ces scènes participent certes à construire le personnage dans son ensemble mais en même temps, chacune d’elle possède une signification spécifique. Par exemple, celle dans laquelle Steve se confie à Peggy durant leur trajet en taxi à travers New York marque le moment précis où ils tombent amoureux l’un de l’autre. Ou bien celle dont nous venons d’analyser quelques images et qui répond à une autre scène de confidence dans Captain America : The Winter Soldier où Natasha et Steve se retrouve chez Sam Wilson (Falcon) pour se cacher de leurs poursuivants. Si ce premier rapprochement entre ces deux personnages signe le début d’une véritable amitié, la scène dans l’église exprime une sorte de pacte renouvelé de leur fraternité malgré l’opposition de leur bord politique. D’ailleurs, cette alliance a bien tenue lorsque, un peu plus loin dans le film, Natasha change de camps au dernier moment de la bataille entre les super-héros et aide Steve et Bucky à échapper aux poursuites de leurs anciens partenaires. Toutefois, en honorant sa promesse, elle trahit Iron Man et en cela, elle se distingue entièrement du Captain America qui ne saurait accepter de mener un double jeu. Son honnêteté et sa foi dans les hommes le poussent jusqu’à écrire à Tony Stark une lettre de confidence accompagnée d’un téléphone portable à clapet première génération, laissant ainsi la porte ouverte à une réconciliation possible dans le futur.

Toutefois, cette manière de concevoir la confiance reste problématique car elle ne se réalise qu’au prix d’une défiance envers les institutions. En effet, on ne peut guère partager de secrets ou échanger des confidences avec celles-ci. En ce sens, le Captain America incarne bien cette exigence actuelle de la transparence démocratique puisque les citoyens d’aujourd’hui veulent à la fois plus d’autonomie, donc moins de gouvernement, et moins d’opacité, donc plus de visibilité et de contrôle politique. De là, un constat général au sujet de la trilogie Captain America : elle reproduit, d’un film à l’autre, le rythme du balancement de la confiance à la méfiance réciproque entre la société civile et les institutions politiques. Si Captain America : First Avenger affichait une confiance, quoique non sans dénuée d’ironie, dans les institutions comme l’armée, Captain America : The Winter Soldier nous présente une défiance non dissimulée envers les appareils d’Etat pour conclure sur la publication de tous les documents et archives de SHIELD et par conséquent de tous les secrets d’Etat. Avec Captain America : Civil War, la méfiance se trouve désormais du côté des institutions qui, malgré les exploits des super-héros, perdent foi en ses champions de plus en plus incontrôlables et imprévisibles. Le fait que le général Ross, un personnage clef dans L’Incroyable Hulk (2008), réapparaît dans Civil War en tant que Secrétaire d’Etat à la Défense pour apporter aux Avengers les Accords de Sokovia n’est pas le fruit du hasard. Son retour dans le récit témoigne d’une politique plus agressive contre les super-héros puisqu’il n’a cessé de traquer le Dr Bruce Banner (alias Hulk) afin de le maîtriser et d’en faire une arme. Il est intéressant de noter qu’à cet égard, pendant la discussion avec les Avengers, Ross mentionnait spécifiquement Hulk et Thor, deux représentants de la fonction guerrière du type herculéen, comme éléments dangereux parce qu’introuvables et indépendants. Ce point trahit son extrême suspicion portée sur cette fonction mythologique d’un potentiel de destruction énorme à laquelle nous consacrons une analyse plus approfondie dans des articles suivant.

Mais avant de clore cette section dédiée au Captain America, un dernier mot concernant la problématique de l’autorité introduite au début de notre examen. Si celle-ci est inhérente à la fonction royale, ses réponses ont bien évolué au cours de l’histoire. Selon Max Weber, l’humanité a connu essentiellement trois formes d’autorité : soit la tradition qui s’appuie sur un passé immémorial et non questionnable, soit le charisme qui provient de la présence immédiate de l’individu, soit la raison qui va élaborer un système de savoirs et de connaissances en vue de progresser vers le mieux. En d’autres termes, ces formes sont intimement liées aux trois dimensions temporelles de l’être humain, ce qui montre qu’elles ne sont pas données mais construites. Si l’homme estimait qu’il devait se soumettre à la tradition de manière indiscutable ou à un prophète charismatique parce qu’il possède un pouvoir divin ou daimonique surnaturel, avec l’autorité rationnelle, il prend conscience qu’il est maître de son destin. Si tout pouvait et devait avoir une raison alors le passé non questionnable et la présence mystique de l’homme charismatique deviennent inadmissibles. L’autorité rationnelle exige la critique et la possibilité de remettre en question toutes choses afin d’en produire une explication. Cependant, la raison comme forme d’autorité suprême semble également mise à mal aujourd’hui. Après les excès et les démesures de la science et la technique au XXe siècle, celles-ci n’incarnent plus les instances infaillibles auxquelles l’homme accorde le statut de l’absolue vérité. Ainsi, les trois formes classiques d’autorité ont vacillé jusqu’à leur fondation sous les coups de la critique. Est-ce à dire que la critique est devenue la seule autorité possible ? Il se pourrait bien être le cas vu la perte de l’autorité dans de nombreux domaines qui jouaient hier encore le rôle de vecteurs intégratifs de notre société comme l’école, l’armée, la science, le gouvernement etc. La tentative de répondre à cette puissance tsunamique de la critique à travers l’élaboration mythologique du Captain America consiste à intégrer les trois dimensions temporelles en une seule figure, celle d’un homme issu du passé qui revient dans le présent pour protéger le futur. Autrement dit, pour le mythe contemporain seule l’humanité de l’homme possède encore assez de force et de solidité pour donner un sens à lui-même et ainsi qu’à son entreprise collective. Du fait que l’homme n’obéirait qu’à lui-même, lui seul peut s’autoriser de lui-même. Derrière le terme vague de l’humanité de l’homme, il convient dès lors de reconnaître l’idée d’autonomie qui fait de l’homme le maître de lui-même. Cette question de la maîtrise de soi sera d’ailleurs centrale pour la seconde fonction mythologique.


[1] Nom d’une ancienne république soviétique inventée que les super-héros ont ravagée pendant leur combat avec Ultron dans Avengers : Age of Ultron (2015).

[2] Pour plus de précisions techniques et d’argumentations philosophiques, voir la troisième antinomie de la raison pure dans la Critique de la raison pure d’E. Kant, op.cit. pp. 408-415.

[3] Montesquieu, De l’esprit de lois, chap. VI du livre XI et chap. XXVII du livre XIX.


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