Spider-Man : Far from home, une autoréflexion du mythe

Le second volet poursuit la problématique de l’illusion et de l’apprentissage de soi mais en déplace les enjeux. Du fait de la mort d’Iron Man dans Endgame, le film renouvelle ingénieusement le thème de l’héritage et de la transmission en mettant l’accent non plus sur la volonté d’être à la hauteur de son mentor mais sur la difficulté d’être digne de le succéder. La deuxième odyssée va donc mener le jeune homme vers une fuite de soi, d’où le sous-titre Far From Home, et dans une illusion encore plus vaste parce qu’elle ne le concerne pas uniquement mais embrasse aussi le monde entier. Ce point nous est montré dès le générique Marvel Studios avec la célèbre chanson de Whitney Houston, I will always love you, qui remplace les thèmes musicaux habituels. Ce qui donne une touche nostalgique à cette ouverture. La suite nous le confirme de façon transparente lorsqu’un carton marqué in memoriam en blanc sur fond noir apparaît à l’écran pour ensuite faire défiler les photos des Avengers disparus (dans l’ordre Tony Stark, Steve Rogers, Natasha Romanoff, Vision puis retour à Stark en fondu avec des colombes et des cierges). Ce petit film d’hommage, un peu kitsch il faut le reconnaître, s’avère être à la fois une autocélébration ironique du mythe par lui-même et l’œuvre des lycéens amateurs de cinéma destinée à diffuser sur la chaîne de TV du Midtown Technical High School, le lycée de Peter Parker. Le procédé de mise en abyme rappelle incontestablement celui du début de Homecoming avec cette différence notable que ces images ne concernent pas la vie privée de Spider-Man mais appartiennent à l’ensemble de la communauté. Une autre manière plus métaphorique et réflexive pour dire que le mythe a bien envahi l’espace public et que même dans la mort, les héros continuent à hanter l’univers des vivants. La jeunesse, représentée par deux présentateurs TV du lycée, Betty et Jason, se pose donc l’inévitable question du monde de demain, du monde sans super-héros, du monde après le Blip (terme désignant l’extinction de la moitié de l’humanité par Thanos dans Infinity War puis leur retour dans Endgame). Si Jason semble céder à la panique et laisse facilement exprimer ses incompréhensions et ses inquiétudes, Betty, l’intello un peu coincée et hautaine, se veut rassurante et optimiste. Toutefois, son impatience envers son camarade trahit une angoisse certaine.

De façon tout à fait décalée, le film raccorde la question de Jason à l’affirmation de Peter : « J’ai un plan. » Or il ne s’agit nullement d’un plan pour protéger le monde mais pour séduire MJ pendant leur voyage d’été en Europe qui doit logiquement débuter à Venise pour atteindre ensuite son climax avec Paris et la visite de la tour Eiffel. La relève s’annonce donc malaisée car les survivants pensent naturellement à la vie, à enterrer les morts et non ressasser ses pertes douloureuses toujours difficiles à accepter. Toutefois, les morts, comme la plupart du temps, hantent les vivants, à l’instar de ces nombreux dessins d’Iron Man à l’arrière-plan mais aussi d’énormes effigies du feu super-héros partout où qu’on aille. Même si Peter lui tourne le dos et essaie de penser au futur, il ne pourrait jamais véritablement l’oublier.

La problématique de l’héritage prend dès lors une nouvelle perspective plus hamletienne : il n’est plus question d’imiter son père mais de fuir son fantôme afin de pouvoir être soi-même et non l’ombre d’une ombre qui n’est pourtant déjà plus qu’une « ombre parmi les ombres ». Les morts prennent assurément beaucoup de places, même parfois celles destinées aux vivants, alors comment vivre sans eux mais aussi avec eux ? Comment faire leur deuil et se débarrasser de leurs fantômes mais en même temps perpétuer leur mémoire et la vie qu’ils ont su nous transmettre ? A ces questions graves et parfois insolubles, notre adolescent ne connaît qu’une solution : la fuite. Aussi, ce jeune Ulysse veut prendre des vacances, loin de chez lui, loin des responsabilités super-héroïques, loin du harcèlement téléphonique de Nick Fury, loin des interrogations oppressantes des journalistes au sujet du nouveau Iron Man et de la nouvelle équipe des Avengers… En cela, il tombe dans l’excès inverse par rapport au premier épisode où il cherchait à être celui qu’il n’est pas, alors qu’ici, il refuse d’être celui qu’il est. Son refus de soi va jusqu’à dissimuler son identité en revêtant un autre costume, celui du Night Monkey, qui signifie clairement une singerie nocturne de Spider-Man. Son illusion sur soi persiste donc mais sous un autre angle : il craint aujourd’hui de n’être pas digne d’occuper la place vacante laissée par son père et veut fuir la lourde responsabilité qui va peser sur ses épaules. « Uneasy lies the head that wears a crown [1]», tel est le message d’outre-tombe de Stark que lui transmet Nick Fury en même temps qu’une paire de lunettes de soleil. Cette citation devance donc ses difficultés, d’autant plus que son lègue, couronnement technologique d’Iron Man, permet l’accès à EDITH[2], un programme de sécurité et de défense par des drones de combat. Or la stratégie d’évitement et d’auto-aveuglement de Spider-Man, métaphorisée par les lunettes de soleil, va se décupler lorsqu’il tombe dans le piège de Mysterio, un véritable maître illusionniste. De fait, ce dernier va se servir de sa naïveté, son déni et son hésitation bien compréhensible entre une vie normale et une existence de super-héros pour récupérer EDITH en vue de créer une illusion encore plus immense et duper le monde entier afin de devenir le prochain Iron Man. Pour cela, il use de toute sa puissance mythique du cinéma 3D afin d’amener Peter à s’auto-persuader de céder de lui-même la « couronne » à Mysterio. En cela, le mythe continue son travail autoréflexif qui met en garde la jeune génération à ne pas confondre le mythe et la réalité. En effet, le super-vilain de son vrai nom, Quentin Beck, n’est pas seul, il a toute une équipe cinématographique avec lui, tous anciens employés de Stark Industries, pour l’aider à construire la réalité augmentée qu’est le récit héroïque de Mysterio. Dans une scène particulièrement parlante, les mythologues de la MCU rendent hommage à eux-mêmes et à leurs collègues en ménageant un toast aux principaux artisans d’une œuvre cinématographique comme le comédien/metteur en scène (Quentin Beck himself) totalement narcissique, le monteur/décorateur/artificier (William) toujours sous pression et mal reconnu, le scénariste (Guterman) très critiqué pour ses histoires « ridicules » et improbables mais qui font pourtant de l’audience etc. La mythologie du 7e art se dévoile ici elle-même à la fois dans l’autocongratulation et dans la démystification. Par-là, le mythe nous montre une fois de plus sa supériorité par rapport à la mystification : il est capable de rendre présent l’illusion sans s’annihiler lui-même, sans faire disparaître la magie artistico-mythique alors que la mystification s’autodétruit lorsqu’elle se révèle au grand jour. La preuve une fois encore que le mythe peut tout dire, y compris au sujet de sa propre dimension fictive et illusoire. Dans une autre scène encore plus explicite, le film nous introduit dans les coulisses du cinéma pour nous faire assister aux répétions.

Beck est présenté comme un comédien/metteur en scène perfectionniste qui ne laisse passer aucun détail. Il voit et revoit les scènes à la recherche de la moindre imperfection, ce au désespoir de toute l’équipe, à l’instar de William, le monteur, qui regarde son portable pendant la projection. Tous les trucages nous sont ici exposés, du décor jusqu’aux effets spéciaux en passant par les costumes et la chorégraphie des scènes d’action. Véritable art poétique, cette séquence livre au public non seulement les clefs de l’illusion cinématographique mais aussi une réflexion sur l’esthétique du cinéma. Alors que la tendance actuelle va vers le réalisme, voire l’ultra-réalisme à l’instar de The Revenant, Dunkerque ou 1917, le mythe s’amuse ici à nous rappeler que tout n’est que représentation. Même si les images d’aujourd’hui peuvent sembler tout à fait « vraies », « authentiques » et « réelles » grâce aux puissances technologiques, il ne nous faut pas oublier que la vérité de toute image réside uniquement dans leur signification, dans leur dimension connotative et jamais dans leur contenu, aussi direct et réaliste qu’il soit.

En cela, le mythe évite tout dogmatisme : il n’opte jamais pour une position contre une autre mais essaie à chaque fois, par sa réflexivité, d’épouser au plus près possible de la dialectique du réel, celle qui mène irrémédiablement une chose à se renverser en son contraire. Fidèle à son aspiration à tout dire, il nous parle aussi bien de notre besoin d’illusions et de représentations que de la nécessité de leur démystification. Si l’humanité a toujours employé des images, des eidolons pour rendre présent l’absent et insuffler une étincelle de vie aux êtres inanimés, c’est que faire face à l’absolue dissolution est impossible à quiconque sans la représentation, sans le bénéfice réconfortant de l’illusion qui nous permet d’apaiser notre souffrance et de croire que les morts vivent. Et ce besoin est d’autant plus légitime et naturel pour un jeune adolescent comme Peter qui nage en plein confusion après la disparition de son mentor et la lourde responsabilité de porter tout héritage ulysséen. Cependant, les apparences salutaires risquent dans bien des cas de devenir des œillères confortables lorsqu’elles servent à couvrir le mensonge à soi et la faiblesse morale. La représentation protectrice se change alors en chimère et en un auto-aveuglement tel celui qui arrive à notre super-héros. « Il est facile de duper les gens quand ils sont déjà en train de se duper eux-mêmes[1] » remarque Beck avant de pousser Spider-Man sous les rails d’un TGV. Autrement dit, le danger véritable ne vient pas tant du mythe, de ses images ou de ses technologies mais de la conscience elle-même, de son besoin de croire en ses illusions consolatrices. Et celles-ci se renverseront un jour ou l’autre en un cauchemar.

Le cauchemar de Peter va jusqu’à son terme lorsqu’il se croit sauver par Nick Fury qui abat Beck d’une balle dans le dos. Or cette mort n’est qu’un trompe-l’œil de plus pour abuser de la confiance du lycéen et obtenir de lui les noms de ses compagnons. Saisi d’horreur et de vertige devant sa bêtise et sa crédulité, notre jeune Ulysse se laisse aisément pousser sous les rails par Beck avant d’être emporté par un Thalys qui passait par-là en toute vitesse. Pour montrer la désorientation totale de l’adolescent, le film s’amuse ensuite à le faire réapparaître dans la prison municipale de Broek op Langedijk, une petite bourgade de Hollande d’environ 6000 habitants[1]. Son mauvais rêve s’achève ici : il est accueilli avec le sourire par trois gentils détenus, supporters de l’équipe de foot néerlandais, qui se retrouvaient là probablement à cause de la nuisance sonore qu’ils ont provoquée durant leur célébration nocturne. Les mythologues font ainsi preuve d’une bienveillance et d’une sympathie extrême envers leur personnage. Cette scène, sans aucune importance pour l’intrigue, n’a d’autre sens que métaphorique afin de manifester leur tendresse pour le jeune homme par le biais de la sollicitude des trois inconnus à son égard, sollicitude qui le soigne et éloigne les images cauchemardesques de sa mémoire. La mise en scène de sa détention minimise de fait sa faute en l’assimilant à une erreur de jeunesse : tout comme ses trois jeunes codétenus, il n’a au final rien d’un criminel. En brisant la serrure de sa cellule, métaphore de son émancipation, il se débarrasse de ses propres mirages tout comme de sa fausse identité, Night Monkey, en laissant le gardien de prison, par jeu, porter son masque. Par-là, il se prépare à reprendre son véritable identité pour faire face à Mysterio et corriger ses erreurs, poussé par la crainte des dangers mortels qu’il fait courir à ses amis. Avec l’aide de l’ancien garde du corps de Tony,  Happy Hogan, qui panse ses blessures à la fois physiques et morales, Spider-Man retrouve lui-même et, même s’il ne se rend pas compte encore, devient plus que lui-même. Grâce à son regard plein de soulagement et d’affection, Happy nous permet de lire sur son visage à quel point ce jeune homme entièrement absorbé dans son bricolage technologique est le nouveau Tony Stark. Surpris par ce regard, Peter lui demande ce qui se passe. Au lieu de lui répondre franchement, Happy lui dit de s’occuper plutôt de son costume et de le laisser s’occuper de la musique. Il fait donc résonner dans l’avion Back in Black d’AC/DC, chanson qui ouvrait Iron Man mais aussi le cycle épique onze ans plus tôt (en 2008). La mise en scène se plaise une fois de plus à souligner la filiation ulysséenne entre Iron Man et Spider-Man avec toutefois une différence majeure : le jeune super-héros confond AC/DC avec Led Zepplin. Le mythe se répète mais jamais totalement.            

Une fois la crise identitaire passée, Spider-Man doit encore prendre sa revanche sur Mysterio. Pour cela, il compte pénétrer au cœur du dispositif d’illusionniste et court-circuiter les drones afin de révéler au monde entier sa supercherie avant d’affronter son ennemi. Fidèle à lui-même, ce dernier simule sa mort afin de pouvoir surprendre Spider-Man. Sa ruse sera un échec car le super-héros a appris à se méfier de ce qu’il voit et à dépasser son angoisse de mort.

L’illusion de Beck mourant et rendant les armes se dissipe à droite de l’écran pour nous laisser contempler la réalité où il tentait, sans succès, de mettre une balle dans la tête de Spider-Man. La caméra posée à même le sol nous montre un super-héros dans toute sa grandeur, se détournant de l’apparence pour regarder en face la vérité. Les motifs géométriques sur les côtés et au plafond participent à sous-ligner la verticalité du plan, métaphore de la droiture retrouvée du jeune homme. Il n’est plus cet adolescent apeuré, plein d’incertitudes et de doutes sur soi mais un adulte sûr de lui-même parce qu’il a su se déjouer des pièges de la vraisemblance.

Toutefois, la mort de Mysterio ne signifie pas forcément la mort des illusions. En effet, en bon metteur en scène, le super-vilain arrive même à utiliser son trépas pour fabriquer une mystification de plus, mais cette fois-ci à l’adresse du monde entier, c’est-à-dire tous ceux qui sont encore assez crédules pour croire à n’importe quelle « révélation » du moment pourvu qu’elle soit choquante. En cela, le mythe intègre une nouvelle dimension mystificatrice de notre temps, celle des fake news qui ne se contentent plus de mentir mais vont jusqu’à falsifier la réalité pour mieux manipuler et dominer la conscience des masses. Mais cela suffirait-il à sauver la vérité et la réalité commune ? Telle semble être la question que le post-générique du film pose à chaque spectateur car la réponse réside peut-être en chacun de nous, nous qui sommes confrontés à tout instant à une somme exponentielle d’informations et d’images avec peu de possibilité et parfois d’envie de prendre le temps pour bien les regarder et d’en faire la critique.

Dans cette dernière scène du film, nous sommes témoins d’un coup de théâtre. Sur tous les écrans du Madison Square Garden, gigantesque salle de spectacle newyorkais, est diffusée la vidéo que Beck a réalisée quelques instants avant sa mort et transmise au Daily Bugle. Il y « révèle » les intentions de Spider-Man qui cherchait à l’éliminer avec les drones de Stark Industries afin d’occuper seul la place d’Iron Man. En cela, sa mort est devenue une arme des plus puissantes contre Spider-Man. Le mort prend une fois de plus bien de la place.

De ce fait, ce post-générique déplace entièrement les enjeux du combat du super-héros contre les illusions de son adversaire : il ne s’agit plus désormais de lutter contre ses propres mirages mais contre les fausses croyances et les diffamations colportées à son sujet. La question ulysséenne de l’identité de soi est ainsi relancée puisqu’il ne suffit plus pour Spider-Man d’affronter lui-même en arrachant le voile des apparences devant ses yeux mais aussi et surtout de soutenir le regard des autres et leur jugement. L’enjeu du dernier volet de la trilogie s’annonce clairement : comment distinguer le vrai du faux dans le monde virtuel des fake news où tout se mélange ?


[1] Le choix du pays relève probablement d’un private joke en référence au nom de famille de l’acteur principal, Tom Holland. Par-là, les mythologues s’amusent à faire retourner Ulysse chez lui tout en l’éloignant.


[1] It’s easy to fool people when they’re already fooling themselves.


[1] Shakespeare, Henri IV, Partie II, Acte II, scène 1. En français : « Malaisée repose la tête qui porte une couronne. » La suite demeure encore plus explicite : « Une personne qui a de grandes responsabilités, à l’instar d’un roi, est constamment inquiet et dès lors ne dort pas tranquillement. »

[2] EDITH est un acronyme très affectionné par Stark qui signifie « Even dead I’m the hero », c’est-à-dire même mort, je suis le héros. Une manière bien amusante d’être encore parmi les vivants.

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