Il peut apparaître incongru de parler de royauté dans un pays qui n’en a jamais connu comme les Etats-Unis. Toutefois, en gardant ce vocable quelque peu anachronique hérité des travaux de Dumézil, nous voulons souligner la permanence de certains thèmes fondamentaux. Il s’agit en premier lieu du plus vieux problème de la politique, celui de l’autorité. A cela, l’incarnation de la première fonction, le Captain America[1], va apporter des réponses à la fois anciennes et modernes. Si l’Occident semble connaître depuis un certain temps une crise de l’autorité, en vérité, celle-ci est intimement liée à l’essence même de la culture européenne à savoir l’esprit critique. Toutes les autorités traditionnelles (la tradition mythique et immémoriale, la nature cosmique, la transcendance divine) ont été passées au crible de la critique si bien que le mot d’autorité peut parfois résonner de manière péjorative. Mais plus encore, même les autorités modernes n’échappent pas à la critique, qu’elles soient scientifiques, politiques, charismatiques ou humanitaires. Toutes sont suspectées à un moment ou un autre de vouloir dépasser leur prérogative pour étendre leur autorité de manière absolue et dogmatique. Dans ce cadre démocratique où tout est soumis à la discussion, comment construire de manière acceptable une représentation de la fonction royale en tant que symbole de l’autorité ?
Les mythologues du studio Marvel ont dès lors opté pour une double stratégie : d’une part, construire une genèse qui va de l’homme commun au super-héros et d’autre part, montrer une pérennité des valeurs éthiques qui fondent authentiquement l’autorité. Ainsi, ils innovent autant qu’ils préservent la tradition mythologique. L’innovation consiste à mettre au centre de l’épopée un élément typiquement démocratique qu’est l’homme ordinaire (the common man) dans ce qu’il a de plus humain. Les traits traditionnels apparaissent, quant à eux, dans l’affirmation récurrente mais sous des formes variées que seule la moralité effective constitue l’autorité. Toutefois, il ne s’agit pas ici d’une héroïsation de l’homme ordinaire si chère au cinéma classique américain. Il convient plutôt d’y voir un rappel que ce qu’il y a de plus commun et ordinaire en chacun de nous est bien l’idée de la moralité et que cela seul suffit à nous imposer le respect. Cette liaison particulière entre moralité et autorité va être déployée de manière successive dans la trilogie consacrée à Captain America et aussi en partie dans Avengers (2012). Chacun de ces films va être l’occasion pour développer et approfondir ce rapport, notamment à travers des valeurs éthiques traditionnelles comme l’humanité, l’intelligence, la justice et la fidélité.
Captain America : First Avenger, sorti en 2011, n’est pas le premier épisode de l’épopée mais le cinquième, juste avant Avengers (2012) où sont rassemblés les six super-héros (Captain America, Thor, Hulk, Iron Man, Black Widow et Hawkeye). Il est aussi le seul dont l’intrigue se déroule dans le passé malgré un prologue et un épilogue situés au temps présent. En d’autres termes, Captain America occupe une double place dans le cycle épique, à la fois le premier des super-héros à surgir dans le temps mais aussi le dernier à paraître à l’écran. C’est aussi sur son image que va clore Avengers : Endgame (2019), le dernier épisode du cycle. Il apparaît ainsi comme l’alpha et l’oméga de cet ensemble. Cette place privilégiée témoigne de manière explicite de son rôle central en tant que première fonction dumézilienne. Mais si dans les mythologies et les épopées plus anciennes à l’instar du Mahabharata ou des Trois Royaumes, cette fonction est justifiée par le principe aristocratique de la haute naissance, dans celle des super-héros Marvel, se substitue à ce principe celui de l’élévation du common man, voire du little man vers la grandeur. Aussi, le héros de la première fonction ne naît pas héros mais doit le devenir. Ce point est manifeste lorsque l’on le compare à son adversaire, Red Skull, chef de la secte fanatique nazie Hydra. Ce dernier se considère en effet comme un surhomme, bien au-dessus de la masse des mortels, et par conséquent il se croit le seul à mériter la puissance du cube cosmique. Le film nous invite d’ailleurs subtilement à la comparaison des deux personnages lorsqu’il nous montre, dès son ouverture, deux séquences consécutives de la redécouverte des mythes. La première reste évidemment celui du Captain America et la seconde le cube cosmique.
Le film s’ouvre avec un paysage arctique en plein tempête de neige, métaphore de l’oubli et de la brume du temps. Nous n’apercevons que des silhouettes emmitouflées dans leur combinaison. Les dialogues nous font comprendre que des expéditeurs au pôle Nord ont trouvé quelque chose emprisonnée sous la glace. Nous assistons ensuite, en pénétrant avec eux à l’intérieur d’une structure métallique, à la découverte du bouclier légendaire de Captain America, qui, quant à lui, est resté hors-champs afin de préserver le mystère. L’œuvre procède ici par une sorte de mise en abyme : elle entraîne les spectateurs dans le monde du mythe tout en les faisant comprendre à demi-mot qu’elle aussi relève du mythe.
Tout autre est l’entrée en scène de Johann Schmidt (Red Skull). Nous nous trouvons en mars 1942 lors de l’invasion de la Norvège par les troupes nazies. Leur division des sciences occultes Hydra fracasse alors les portails d’une vieille église avant de contraindre le prêtre à révéler la cachette d’une relique mythique, le Tesseract. Comme son nom l’indique, il s’agit d’une figure géométrique censée représenter de manière analogique l’espace quadridimensionnel grâce à une transformation à travers le temps d’un cube à trois dimensions. Nous reconnaissons ici l’intérêt primordial de la pensée mythique pour l’espace car il est, avec le temps, l’une des « formes a priori de la sensibilité[1] » indispensables à toute représentation de la réalité. Cet intérêt apparaît d’autant plus décisif que les mythologues de Marvel, en faisant du Tesseract le symbole cosmique, ont intégré la dimension dynamique de l’espace-temps de la science physique contemporaine. Le mythe se montre ici à la hauteur de la culture de son temps, non pour expliquer le monde mais pour lui donner du sens. Et une des significations qu’affiche le cube cosmique dans cette ouverture n’est autre que la convoitise du pouvoir, le désir de tenir dans sa main la totalité de l’espace et donc de l’univers tout entier.
Au-delà d’une opposition classique entre Bien et Mal, ces deux incipits semblent en dire davantage sur la nature du mythe lui-même. D’un côté, la redécouverte du Captain America inscrit le mythe dans une sorte de renaissance grâce à la persistance de la mémoire : d’un passé quasiment oublié et enfoui sous des couches de glaces resurgit soudain le souvenir de la résistance héroïque dont le bouclier du Captain America demeure le symbole. Le mythe peut donc toujours renaître parce qu’il tire sa substance de la mémoire et que toute mémoire est résistance, contre le désespoir et le désenchantement aussi bien que contre l’oubli et la destruction du temps. De l’autre, l’exhumation du Tesseract inscrit le mythe dans une étrange perspective à la fois moderne et régressive. En identifiant le savoir mythique à la science et en combinant la relique avec la technologie moderne pour créer des armes de destruction massive, Schmidt et ses sbires cherchent à réaliser le rêve archaïque des Nazis d’une domination totale avec l’aide des techniques les plus avancées[2]. Voilà les deux chemins que peut emprunter le mythe : la renaissance par la mémoire ou la régression par la technologie. Chacun de ces chemins suppose également une conception anthropologique différente. Pour l’un, l’homme est un être fini, limité dans le temps, conditionné par son histoire et sa société mais c’est bien grâce à cette finitude qu’il peut s’élever vers la grandeur sans pour autant pouvoir l’embrasser entièrement. Pour l’autre, l’homme est un être animé d’un désir insatiable qui le pousse à vouloir s’approprier le tout par tous les moyens aussi bien magique, scientifique que technologique. L’humanité de Steve Rogers alias Captain America relève évidemment du premier type et celle de Johann Schmidt du second.
De cette opposition à la fois mythologique et anthropologique, le film va distinguer dans son déroulement progressif l’autorité de la tyrannie. A la différence de la tyrannie qui est une prise de pouvoir par la force et la violence, l’autorité suppose l’adhésion des gouvernés, adhésion qui contribue à augmenter la puissance de l’ensemble des gouvernants autant que des gouvernés[3]. Cependant, cette approbation de la part de tous, dans le cadre démocratique qu’est le nôtre, pose un problème fondamental de légitimité. Celle-ci reste un enjeu constant pour la représentation de la première fonction non seulement dans l’ensemble de la trilogie des Captain America mais aussi dans la tétralogie des Avengers. De fait, le premier épisode du triptyque cherche à instaurer la légitimité du héros à travers une série d’épreuve grâce auxquelles son autorité va peu à peu s’imposer. Cette autorité légitime semble d’autant plus compromise que Steve Rogers est plutôt un petit gabarit qui a du mal à se faire engager dans l’armée pour partir en guerre. Malgré une opiniâtreté à toute épreuve, il se fait recaler invariablement à l’examen médical à cause de sa petite taille et ses nombreux problèmes de santé.

Ce jeu sur l’inégalité physique va se répéter plusieurs fois dans les scènes qui suivent, aussi bien à l’image que dans les dialogues. Immédiatement après son échec à l’examen médical, Steve Rogers va au cinéma et assiste aux actualités juste avant le grand film. Un spectateur s’impatiente et commence à manifester de manière grossière et bruyante son mécontentement de devoir subir de la propagande guerrière. Rogers lui demande alors de faire preuve d’un peu de respect, ce qui va déclencher une discussion virile dans une impasse newyorkaise.


Ce champ contre-champ montre clairement la différence de gabarit entre les deux personnages, d’autant plus que l’écran de cinéma derrière le grand semble le rendre encore plus imposant et que, dans le contre-champ, son ombre recouvre en partie le visage du petit. Le texte participe également à ce jeu : alors que la voix du commentateur parle de faire face à n’importe quelle menace (face any threat), peu importe sa taille (no matter the size) se lève effectivement ce Goliath. Le commentaire à la fois réel et ironique donne encore plus de poids au décalage de taille, mot central qui termine la scène.
Ce rapport entre petit/grand esthétiquement mis en scène ne se réduit pourtant pas à l’observation ironique. En vérité, à un niveau plus profond, il met en jeu le renversement dialectique entre la petitesse corporelle qui peut se transformer en grandeur éthique, et à l’inverse, entre sa puissance physique qui peut trahir sa petitesse morale. Cette dialectique est le noyau de tout le film et elle apparaît clairement dans un dialogue entre Steve Rogers et le Dr Erskine la veille de sa transformation en super soldat. Ce Dr Erskine, un scientifique d’origine allemand, a inventé un sérum permettant d’amplifier les capacités physiques de l’homme, sauf qu’en les amplifiant, il augmente aussi l’essence morale de l’individu : « le bon devient grand et le mauvais devient pire ». Nous comprenons mieux dès lors l’enjeu de la question d’autorité basée sur la finitude du héros : ne peut s’augmenter que ce qui était au départ petit et limité et non ce qui se prend déjà pour grand et meilleur. D’ailleurs, remarquons que Captain America est lui-même un être augmenté comme si sa chair toute entière était la métaphore vivante du principe d’augmentation et donc d’autorité.
Cependant, toute grandeur peut aussi s’avérer n’être qu’illusion de la grandeur. Conscients du caractère mythogène des représentations cinématographiques, les mythologues de Marvel savent bien à quel point les images peuvent déformer les proportions pour faire de nous plus grands que nous ne le sommes. Aussi, ils ont introduit dans cet éloge de la petitesse une critique, non sans humour et ironie, des apparences du grandiose si caractéristique de l’univers du spectacle. Pour ce faire, ils n’hésitent pas à s’attaquer au mythe à la racine en rappelant aux spectateurs la véritable genèse de Captain America.
Bien qu’il soit désormais transformé en super soldat, Steve Rogers est toujours considéré comme un rat de laboratoire, surtout après l’assassinat du Dr Erskine, son seul soutien, par un espion nazi. Refusé une fois de plus lorsqu’il sollicite sa hiérarchie pour être envoyé au front, notre protagoniste est recruté par le sénateur Brandt qui lui demande de servir son pays sur le plus important champ de bataille de la guerre. Alors qu’il pense pouvoir enfin partir en Europe, ce champ de bataille n’est pas celui qu’il croit. En effet, le sénateur l’instrumentalise pour créer un symbole national, le Captain America, et l’envoie aux quatre coins du pays comme numéro principal d’un musical afin de récolter des bons pour la Défense Nationale. Le mythe du héros n’a pour ainsi dire rien d’héroïque puisqu’il sert tout d’abord la propagande et l’économie. Dans une formule expéditive, un assistant du Ministre de la Défense résume comme suit toute l’opération : « Vends quelques bons, les bons achètent des balles, les balles tuent les Nazis. Bing, bang, boum… tu es un héros américain ». Simple, direct et efficace, seulement, du point de vue des spectateurs, cette explication introduit une ironie dévastatrice pour le super-héros : il n’est qu’un petit rouage du grand système économique et médiatique, qu’une apparence de héros qui joue la comédie pour galvaniser le public et distraire les enfants, qu’une attraction dans un spectacle de masse.





Cette fin grandiose introduit également une seconde rupture. Organisé selon un crescendo, la séquence passe en revue les débuts maladroits de Steve Rogers sur les planches jusqu’à la maîtrise totale de son rôle, depuis les coulisses jusqu’au point d’orgue du spectacle accompagné de musique, d’explosions et d’applaudissements. Puis soudain, changement brutal de décors : tout devient plus sombre, sale, lourd et silencieux. Le réel arrive de plein fouet avec ses affres et sa crudité infinie. Venu en Sicile pour remonter le moral des troupes, le Captain America se rend compte par ses propres yeux du décalage entre le monde illusoire dans lequel il est plongé et la réalité de la guerre. Celle-ci est crasseuse, désespérée et très loin de l’optimisme américain. Les soldats accueillent mal le discours galvanisant d’un acteur qui joue au soldat sans jamais avoir ni à affronter le danger ni à se tremper dans la boue. Dans ce passage abrupt entre la scène et la réalité, plus qu’une mise en garde contre les illusions de la grandeur, il y a comme une cassure dans l’être même de Steve Rogers qui ne sait plus qui il est : le little guy de Brooklyn ou le grand symbole national qu’est le Captain America.

La suite du film va nous fournir les réponses : ayant appris que son ami d’enfance et d’autres soldats de la 107e compagnie ont été faits prisonniers, notre héros n’hésite pas à voler à leur secours malgré le danger. Ce qui fait que Rogers reste un être humain apparaît essentiellement dans sa moralité et plus spécifiquement dans les preuves de son humanité et de son altruisme. La grandeur d’un homme ne se mesure donc pas à la représentation que l’on en fait mais à la compréhension de sa nature finie, perceptible dans chacun de ses semblables. C’est bien cette prise de conscience de la petitesse de l’homme qui le pousse à secourir les autres et non le sentiment de supériorité d’avoir accompli un exploit. Cette humanité apparaît encore plus clairement lorsque nous considérons l’« arme » du Captain America. Contrairement aux autres super-héros qui emploient des instruments offensifs et agressifs, ce représentant de la première fonction utilise un bouclier.

Grâce à ce symbole, l’aspect martial et l’aspect moral qui semblent opposés en apparence peuvent se fondre ensemble dans la première fonction. De cette fusion des deux pôles surgit la possibilité d’une certaine reconnaissance de son autorité, notamment de la part de la population. Cela apparaît davantage clairement dans Avengers (2012) où les combats se déroulent en pleine rue de New York. Parmi tous les super-héros réunis dans ce film, le Captain America est le seul à bénéficier d’un témoignage de gratitude individualisé. Cela provient d’un personnage secondaire, une serveuse blonde anonyme, dont l’unique fonction est d’illustrer la reconnaissance de la population envers l’humanité du super-héros.



Sauvée in extremis d’une mort certaine par le super-héros, elle lance un regard plein d’angoisse et d’inquiétude vers son bienfaiteur. Remarquons l’absence de raccord regard entre les deux images qui dénote le caractère désintéressé de son acte.

La vertu centrale de la première fonction est portée à la pleine lumière, relayée une fois de plus par les médias modernes. Toutefois, comme semble l’indiquer le champ contre-champ des images précédentes, l’action du super-héros n’est pas motivée par la recherche de gratification. Son souci se porte d’abord vers l’accomplissement de son devoir et de la tâche devant lui. Profondément pragmatique, le Captain America incarne aussi une forme d’intelligence pratique qui cherche en premier lieu l’efficacité de l’agir.
[1] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Delamarre et F. Marty. Paris : Gallimard, coll. Folio essais, 1980, Esthétique transcendantale, pp. 87-117.
[2] Pour une analyse plus approfondie de ce caractère paradoxal du mythe totalitaire, voir Ernst Cassirer, Le mythe de l’Etat, trad. Bertrand Vergely. Paris : Gallimard, coll. Tel, 2019, en particulier le dernier chapitre : Les techniques des mythes modernes, pp. 374-400.
[3] L’étymologie latine du terme autorité (augere, augmenter) nous indique déjà cette acception.
[1] Il est à noter que le nom de naissance du Capitaine est Steven Rogers qui, comme toujours dans le mythe, nous donne des indications sur le héros. En effet, Steven, en grec Stephanos, signifie le couronné et Rogers correspond à une expression de l’aviation voulant dire bien reçu. Autrement dit, notre super-héros peut être compris comme la figure du roi/soldat ou plutôt le soldat vertueux.