Les Gardiens de la Galaxie vol. 2 ou l’histoire d’une famille recomposée

Les Gardiens de la Galaxie vol. 2 s’ouvre doucement avec le morceau Brandy des Looking Glass (1972) alors que l’image reste encore dans le noir, comme pour mieux nous faire faire glisser dans l’histoire. Le premier plan, d’échelle très grand ensemble, nous montre la campagne américaine (le Missouri des années 80 pour être précis, lieu de naissance et de formation du cinéaste James Gunn) puis la caméra avance pour cadrer sur la route quasi-déserte une voiture bleue décapotable avec deux passagers qui roule vers l’avant-plan depuis la profondeur de champs. La musique qui était extradiégétique devient ici intradiégétique lorsque nous nous rendons compte qu’elle provient en réalité de l’autoradio et que la voix de la jeune Meredith Quill chantant les paroles recouvre peu à peu le son de l’appareil. Nous sommes ainsi invités à rester attentifs au texte qui raconte l’amour malheureux d’une serveuse, Brandy, et d’un marin qui va un jour la quitter car il lui préfèrera la mer. Le marin en question est évidemment le père de Peter, Ego, un extraterrestre qui a pris la forme humaine sous les traits de l’acteur Kurt Russell. Le premier couplet que Meredith chante ici ne nous révèle pas encore le triste dénouement de l’histoire, de sa propre histoire car, en effet, la scène se termine sur ce vers : « Your eyes could steal a sailor from the sea » (tes yeux peuvent arracher un marin à la mer).

Toutefois, l’image vient contredire en partie l’idylle dans laquelle semble baigner Meredith Quill. Malgré la beauté des cadrages et des couleurs, un petit détail incongru vient troubler ce parfait tableau : un faux raccord entre les deux plans ci-dessus. Alors que dans la 1ere image, nous voyons Meredith dessinant des mouvements de vagues dans l’air avec sa main droite et ses yeux bien ouverts, nous la retrouvons dans le second plan les yeux fermés et ses deux mains écartées, tournées vers le ciel. Le reflet sur la vitre cache certes en partie ce faux raccord mais vu l’attention accordé au traitement visuel, il est impossible de se dire que ce faux raccord ne soit pas voulu. En effet, il semble que ce défaut de montage, ajouté au miroitement sur le parebrise, sert en vérité à traduire l’éblouissement mental et sentimental de l’héroïne, tant elle est ivre d’amour pour son marin. Cette idée ne fait que se renforcer lorsque l’on considère le contraste violent entre le reflet doré du soleil et la couleur brune terreuse des cheveux et des habits des personnages ainsi que le tableau de bord. Le rapport entre image et musique se renverse donc dans ce début en comparaison à l’ouverture du premier épisode : au lieu de dire ce que l’image ne peut montrer, la musique se laisse ici contredire par elle et ainsi faire comprendre au spectateur le trouble dans ce paradis terrestre.

Notons aussi qu’avec cette ouverture, James Gunn introduit d’emblée un grand changement dans la dimension musicale : contrairement donc au premier volet, les chansons choisies prennent une tournure plus poétique et narrative. Cela s’explique notamment par une certaine maturation du personnage de Peter. Du petit orphelin perdu dans l’espace, il devient un membre indispensable de la famille des Gardiens. Au lieu de se laisser mener simplement par le rythme et les exclamations proches du rituel mythique afin de canaliser ses émotions, Peter (mais aussi les spectateurs) est invité à chercher du sens à travers les paroles des chansons. Le jeu musical tend par conséquent à se complexifier. D’une part, la musique permet aux personnages de réfléchir sur eux-mêmes, sur leur propre histoire et sur leur rapport avec les autres, d’autre part, elle permet de rendre explicite les relations implicites entre les protagonistes à l’écran. Elle prend dès lors, dans bien des cas, la place du coryphée grec qui commente la scène tragi-comique en train de se passer sous ses yeux. Si le prologue nous a donné un avant-goût de ce procédé dramatique de l’art antique, la scène du générique va le pousser jusqu’au paroxysme dans un traitement visuel et musical quasiment inégalé jusqu’à ce jour.            

Après nous avoir conduits par un tunnel temporel et biologique représenté par l’étrange fleur qu’Ego a plantée sur le sol de notre monde, nous nous retrouvons les Gardiens de la Galaxie 34 ans plus tard sur une planète nommé le Souverain. L’enjeu du film s’ouvre : il s’agit pour Peter d’entamer une recherche de soi à travers son héritage et son origine. Encore une fois, le morceau Brandy nous accompagne durant toute la traversée des galeries génétiques des tissus et des cellules du végétal. La musique fonctionne de nouveau comme un marqueur de passage et de transmission d’une importance comparable au sang qui irrigue et nourrit l’organisme. A la sortie de cette traversée, nous sommes plongés dans l’imminence de la bataille entre les Gardiens et une bête multidimensionnelle qui cherche à se nourrir des batteries Anulax, propriétés des Souverains. Or au lieu de nous montrer le combat de façon ordinaire comme n’importe quel film de grand spectacle, James Gunn choisit de nous montrer une chorégraphie de Groot dans un plan séquence, sur fond musical du morceau Mr. Blue Sky des Electric Light Orchestra (1977) et de laisser le combat à l’arrière-plan de sorte que nous soyons plongés dans la scène d’un point de vue autrement plus spectaculaire. En effet, sa réalisation nécessite d’énormes moyens technologiques afin d’animer Groot tout en faisant jouer les autres comédiens à l’arrière-plan. Selon l’aveu du cinéaste, il s’agit d’une des scènes les plus difficiles à façonner du film. De plus, cette scène se confond également avec le générique d’ouverture, ce qui sature jusqu’à l’extrême l’image et lui conférant de ce fait une dimension expressive supplémentaire. En d’autres termes, nous avons avec ce prologue un condensé de tout le film, une sorte de cristallisation de l’ensemble de ses dimensions aussi bien esthétiques, expressives que réflexives en une seule prise de vue.

Le plan séquence débute avec Baby Groot au premier plan qui essaie de connecter les deux jacks pour faire marcher l’amplificateur juste derrière lui. Totalement absorbé dans sa tâche, il ne fait pas du tout attention à la bataille qui se fait rage à l’arrière-plan. Le contraste de la mise au point entre l’avant-plan et l’arrière manifeste le peu d’intérêt à la fois de Groot et du cinéaste pour le combat épique. La mise en scène nous introduit par-là progressivement au sujet véritable du film, à savoir les différentes relations amour/haine au sein d’une famille. C’est pour cette raison qu’en commentant ce générique, James Gunn nous précise qu’à strictement parlé, sa réalisation n’est qu’un film indépendant avec beaucoup d’effets visuels spectaculaires et d’explosions (mais aussi beaucoup d’humour). Le choix de faire apparaître le nom des créateurs durant cette scène ne semble donc pas neutre : il nous indique à quel point ce film est un film de famille et d’amitié, fait avec des amis et pour les amis. Le fait que Gunn fait jouer tous ses meilleurs copains dans différents rôles de pirates Ravageurs prouve combien il tient à son idée.
Alors que le son de la bataille à l’arrière-plan diminue pour faire apparaître peu à peu le rythme binaire de la percussion à l’avant-plan, il revient à ce moment précis avec force au point de surprendre Baby Groot et confondre avec les premiers accords de guitares et de la basse. L’image se fige sur le mouvement ci-dessus du personnage pour nous présenter le titre du film à travers une esthétique presque disco qui prend appui sur la musique pleine d’optimisme de Mr. Blue Sky. Par un basculement de la caméra de droite à gauche pour écarter le titre, l’image se recentre sur Groot, absorbé dans sa danse et ses jeux à travers tout le champ de bataille, sans prendre conscience des dangers autour de lui. Le film adopte donc délibérément le point de vue de l’enfant pour nous entraîner dans un voyage à une échelle certes inférieure mais non moins merveilleux et spectaculaire que celle des grands. Ce décentrement de la perspective narrative et visuelle possède cependant une autre signification : il permet de décrire par touches successives les relations qu’entretient Groot avec chacun des autres Gardiens. Ainsi, nous voyons par exemple le peu d’intérêt que Peter accorde au bébé, la tendresse que Groot et Gamora partagent mutuellement ou bien la sévérité avec laquelle Rocket traite son « enfant ».
Un traitement particulier est réservé au rapport entre Groot et Drax. En effet, contrairement aux autres personnages, Drax apparaît trois fois dans la scène. La première fois de manière fugace parce qu’il est malmené par la bête. La seconde lorsqu’il est jeté par terre derrière Groot. Là, ils se livrent à une sorte de jeu de regard qui n’est pas sans rappeler celui à la fin du premier épisode. Sa troisième apparition correspond à l’image ci-dessus qui coïncide à la fois au terme du générique, du plan séquence et de la musique puisque Drax, en chutant, fait éclater en mille morceaux les enceintes. Le petit Groot, fou de rage, va asséner de coups de branches sur son dos. Ainsi, le cinéaste veut montrer le caractère contradictoire de leur relation : à la fois partenaire de jeu et camarade haï. En cela, cette séquence résume plus que jamais clairement le sens profond de toute l’œuvre.

Alors qu’on aurait pu penser que la musique ne sert exclusivement qu’à donner du rythme à la scène, en vérité, elle nous dit bien plus que cela. Si nous prêtons un peu l’oreille aux paroles de la chanson Mr. Blue Sky, nous remarquerons qu’elles nous évoquent deux sentiments opposés les plus fondamentaux, à savoir la gaieté (Mr. Blue Sky, M. Ciel Bleu) et la tristesse (Mr. Night, M. Nuit). L’arrivée de Mr Night va marquer d’ailleurs la fin de la chanson et du plan séquence puisque Drax va tomber pile au bon/mauvais moment sur les enceintes. La boucle se boucle donc dans une certaine mesure, non parce qu’elle s’est retournée sur elle-même mais plutôt parce qu’elle a pu tenir dans un seul plan l’éventail des émotions les plus opposés. Mais plus que l’évocation de deux émotions contradictoires au sein d’un même être, la séquence vise en réalité à élargir les frontières de l’individu seul, enfermé dans ses propres agitations intérieures. A travers la poésie des paroles et sa musicalité, la mise en scène pousse ces deux émotions jusqu’à en faire une représentation allégorique, une substance mythique constitutive de tout être vivant, aussi bien de la petite plante qu’est Baby Groot que tous les autres Gardiens de la Galaxie. Dès lors, le véritable sujet du film va bien plus loin que le dépassement des sentiments antinomiques d’une âme seule et abandonnée, cumulés à la suite d’une expérience traumatique dans l’enfance et ce, en vue de se réconcilier avec soi-même. Ce que nous livre James Gunn dans cette séquence n’est rien moins que l’essence du mythe en tant qu’origine de la sociabilité humaine. En effet, le cinéaste va rejeter la forme narrative canonique du retour à soi qu’il pointe dans ce second volet comme le danger suprême, ce en nommant son super-vilain Ego. La tension émotionnelle contenue dans un seul plan-séquence naît des interactions humaines successives et ce sont ces interactions qui empêchent précisément l’individu de sombrer dans son petit moi narcissique toujours plus avide de lui-même et aveugle aux sorts des autres. Ainsi, la dualité mythique, contrairement aux croyances rationalistes, s’avère nécessaire pour tout être de société, non seulement en raison de sa capacité d’empêcher l’individu de s’enfermer dans sa sphère monadique sans porte ni fenêtre mais aussi de son enrichissement pour l’imaginaire qui crée d’improbables passages du sujet vers autrui autant que vers lui-même. Tel semble être le sens de la petite odyssée que Baby Groot traverse durant le générique : d’une rencontre à l’autre, il expérimente autant d’émotions qui vont de la joie absolue issue de la fusion pleine et entière avec soi (notamment dans les moments de danse) jusqu’à la haine absolue lorsque sa musique est coupée brutalement par l’intervention extérieure. Entre ces deux pôles, ce qui importe n’est dès lors pas tant la joie d’être en soi mais la séparation d’avec soi au moment de la rencontre avec autrui, même si celle-ci peut parfois nous heurter et nous arracher à notre actuel confort. De là, le mythe devient le matériau fondamental pour toute poésie et création artistique véritable puisque sans sa tension émotionnelle d’une intensité inégalée issue de la plus tendre enfance, sans le désir absolu de maintenir cette tension dans une forme esthétique stable, aucun art ne serait possible. Il faut bien entendu être conscient de ce défi artistique que lance le déchirement du mythe pour vouloir à tout prix faire tenir dans un plan-séquence autant d’éléments contradictoires pour que les spectateurs ne perdent rien de tous ces moments purement inattendus où tout reste ouvert et qui porte en cela la marque de toute poésie authentique.

Si l’art cinématographique peut nous restituer la plénitude de cette tension, si l’amitié peut nous rendre en partie l’intensité des émotions primordiales, tel n’est cependant pas le cas pour l’égocentré qui tend toujours à nier toute différence pour retrouver dans l’entier univers uniquement lui-même. Deux figures narcissiques sont ainsi présentées en tant qu’adversaires des Gardiens de la Galaxie : les Souverains, un peuple à la peau dorée entièrement fabriqué par insémination artificielle, et Ego, une planète qui s’est forgée elle-même à partir de rien. Bien qu’en apparence, ces vilains semblent s’opposer en bien des points, en vérité ils se complètent en tant que représentations d’une seule et même idée, celle de l’obsession du contrôle et de l’unité. Le nom de Souverain nous indique déjà cette monomanie totalement autocratique qui veut non seulement régner sur un territoire mais aussi sur la vie de manière hégémonique en fabriquant artificiellement des générations futures à partir des ADN présélectionnés.

Après avoir vaincu la Bête, les Gardiens se présentent devant la Grande Prêtresse Ayesha pour collecter leur récompense. Ce plan la présente sur son trône doré, au centre de l’image, à partir duquel tout rayonne. Notons également que son trône forme avec les faisceaux un œil, symbole à la fois de l’omniscience divine et de l’égocentrisme hégémonique : c’est un œil qui voit tout mais ne perçoit jamais lui-même parce qu’il est tout absorbé dans la surveillance et la domination de ses biens propres. Où qu’il regarde, il ne peut voir l’autre, tout au plus il tolère sa différence, tant il ne cherche que son double identique. Par-là, il tombe dans une forme de cécité autant sur les autres que sur lui-même pour la simple raison qu’il n’a aucune conscience de sa folie monomaniaque.

Ce même délire obsessionnel se retrouve de manière identique chez Ego. Toutefois, si les Souverains nous présentent le versant monumental et grandiose du désir totalitaire, Ego représente son aspect séducteur et hypnotique. Véritable sirène, il sait comment attirer ses proies vers lui en se conformant à l’image de leurs désirs les plus profonds avant de les dévorer corps et âme. En effet, pour séduire Peter et l’entraîner sur sa planète, il a pris une forme humaine similaire à David Hassenhoff, acteur de série TV et chanteur de pop, qui captivait notre super-héros lorsqu’il était enfant. Mais plus qu’une simple manœuvre d’un séducteur à la petite semaine, sa véritable puissance d’envoûtement a en réalité pour origine une dimension proprement mythique, celle d’une jouissance immédiate du monde parce qu’il n’existe aucune différence entre celui-ci et le moi. Cette fusion absolument mythique apparaît en effet dans une des rares scènes du film où l’image et le son sont en parfait accords. Il s’agit de l’arrivée de la moitié des Gardiens (Peter, Drax et Gamora) sur la planète d’Ego. En comparaison avec l’art du contrepoint auquel James Gunn nous a jusqu’ici habitué, l’harmonie pleine et entière entre l’image et la musique rend de fait cette scène hautement suspecte.

La couleur dorée éclatante de la lumière solaire enveloppe les personnages lors de leur arrivée sur la planète, de même que le morceau My Sweet Lord de George Harrison (1970). Ce dernier a écrit cette chanson pendant sa période totalement mystique après son séjour avec les autres Beatles en Inde pendant six mois en 1968. Les paroles sont en effet explicites : il s’agit clairement d’une prière chantée pour exprimer le désir de fusion avec la divinité créatrice du monde. Le palais à l’arrière-plan fait référence, selon les propres aveux du cinéaste, à ce fond mythologique indien en reprenant certains motifs formels et esthétiques. L’ensemble de la scène nous fait donc à la fois entendre et voir cette puissance séductrice du mythe qui attire tout vers lui afin de tout fusionner dans un abyme mystique.

En tant que fils d’Ego, Peter Quill n’est pas insensible à l’attirance mythique de ce lieu et par conséquent à l’idée de devenir un dieu, un être absolu et tout puissant. L’opposition entre les Gardiens et Ego tend progressivement à se manifester dans la conscience de Peter lui-même. Pris dans ses désirs contradictoires, ce dernier va devoir choisir sa route ainsi que sa véritable famille, tel est l’enjeu éthique de ce second volet. Etre un dieu et rejoindre la puissance mythique univoque ou bien rester un être fini mais gratifié d’une conscience et des sentiments profondément humains. Déjà dans le face à face avec Ayesha[1], matriarche des Souverains, Peter affichait une attitude pleine d’ambiguïté en se montrant réceptif à sa proposition de copulation à l’ancienne dans une perspective « désintéressée » pour la « recherche académique ». La chanson qui termine la séquence, Lake Shore Drive (LSD) par les Aliotta Haynes Jeremiah, suggère avec subtilité l’équivoque au cœur du personnage. Intervenant au moment du décollage du vaisseau spatial des Gardiens pour quitter la planète des Souverains, le morceau donne une coloration nostalgique à la scène. Comme ses paroles l’indiquent, il est question ici d’un sentiment ambivalent, oscillant entre le déchirement intérieur lorsqu’on doit quitter un endroit et le désir de partir, de se libérer de ses habitudes et de soi-même. La route longeant le lac (Lake Shore Drive) possède ainsi une fonction à la fois hypnotique (LSD) et libératrice. On prend la route mais ce n’est point un chemin inconnu menant nulle part, ce qui fait qu’on ne s’y trouve pas perdu pour autant. On jouit dès lors d’un double sentiment d’harmonie et de plénitude avec soi-même parce que l’on possède aussi bien le plaisir du départ que celui du mouvement sans crainte de perdition. Par-là, la scène nous évoque une certaine maturation des personnages par rapport à l’épisode précédente car l’espace/Neverland est devenu leur foyer mais en même temps, cette maturation ne semble pourtant pas encore complète puisque les régressions demeurent encore possibles et nombreuses, à l’instar par exemple du vol des batteries Anulax par Rocket ou du pseudo-flirt de Peter avec Ayesha ou encore le rire sardonique de Drax lorsqu’il apprend l’entourloupe de Rocket. Si la scène se termine sur l’image de Baby Groot qui, totalement fasciné, observe la cité des Souverains depuis l’arrière du vaisseau, la mise en scène veut insister jusqu’au bout sur l’idée d’une étape supplémentaire à franchir sur cette route galactique qui tient lieu de métaphore quant au processus de mûrissement de l’âme.

Cependant, toute avancée inclut également sa possibilité de régression en tant que danger qui lui est inhérent. Et cela, nous le retrouvons tout indiqué par la chanson My Sweet Lord de Georges Harrison. Outre les paroles du morceau, l’alternance du montage entre la planète d’Ego, son vaisseau en forme d’œuf et le walkman de Peter sur un fond musical identique met en corrélation de manière incontestable le désir régressif du personnage de se retirer en lui-même, dans son univers et de s’enfermer dans sa musique comme tout adolescent de son « âge ». La plongée autant musicale que planétaire dans son ego mythique et fœtal nous introduit à la problématique éthique intime du film à savoir la malédiction d’une régression irrésistible au cœur du tout progrès. Chaque pas vers la maturité nous arrache à notre cocoon confortable et douillet, en cela il ouvre également la porte à la nostalgie et au désir d’un retour à cet univers de pure jouissance immédiate. Malgré ses doutes et ses réserves vis-à-vis de son père biologique si soudainement réapparu, Peter a du mal à résister à l’appel régressif du mythe, au désir d’appartenir à une généalogie divine et satisfaire ainsi son moi narcissique. Il aura dès lors à faire face à un autre dieu dévoreur de ses enfants, Ego qui, comme son nom le suggère, se situe peut-être au fond de lui-même.

Pour bien marquer le caractère régressif de son désir, la mise en scène aménage non sans ironie une « réconciliation » entre le père et le fils. Alors qu’il lui reprochait d’avoir abandonné sa mère, Peter est prêt à tout pardonner à son géniteur dès que ce dernier lui propose une partie de ballon. Il ne s’agit certes pas d’un ballon ordinaire car créé à partir de l’énergie issue de la planète d’Ego, cependant, ce jeu tout à fait puéril reste symptomatique quant au degré de (im)maturité de Quill. La séduction mythique qu’Ego exerce sur son fils apparaît d’une double façon : il lui offre d’une part la puissance céleste d’un astre tout entier et d’autre part l’illusion d’avoir un père « cool » à la David Hasselhoff avec qui s’amuser comme la plupart des enfants qu’il a côtoyés. Le pouvoir absolu rejoint dès lors dans un même mouvement l’enfantillage absolu.

L’ambiguïté reste donc centrale dans ce second volume des Gardiens de la Galaxie mais cette fois, elle s’écarte du thème d’amour/haine pour embrasser une problématique éthique bien plus universel, celle de la « sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute[1] ». En effet, le paradoxe propre à toute volonté qui cherche à atteindre la majorité réside dans le fait de ne jamais être à l’abri d’une chute dans la minorité. Pourtant sans cette menace du déclin, aucun affranchissement ne serait possible car toute prise de conscience de sa propre régression ouvre la voie à une éventuelle libération de l’emprise de l’ego narcissique. En d’autres termes, la vie humaine aussi bien que l’histoire humaine, du point de vue du mythe Marvel, sont ni le progrès irrésistible ni la régression irrésistible, qui selon Adorno et Horkheimer entretiennent une maudite liaison[2]. Elles se meuvent bien plutôt dans une dialectique ouverte et sans finalité téléologiquement déterminée qui, sans pour autant tomber dans une sorte d’abdéritisme absurde, fait de chaque rechute la condition même de l’émancipation et vice versa. Cependant, au lieu d’employer des arguments philosophiques, James Gunn passe par une réinterprétation du mythe de Saturne (ou Cronos) et sa castration par son fils Jupiter (Zeus). En effet, le père Ego incarne sans aucun doute le dieu archaïque Cronos qui, dans sa violence tyrannique et sa démesure titanesque, représente le péril de la régression mythique vers le moi narcissique et tout puissant. Son héritage, la lumière liée à sa planète, renvoie à la foudre de Zeus et à la promesse d’un règne absolu sur les choses et les hommes. De fait, s’émanciper de ce père quelque peu encombrant signifie renoncer entièrement à son patrimoine et donc à la puissance divine. Le progrès moral n’a dès lors de prix qu’à condition de refuser le « nom du père » sans lequel pourtant aucune « sortie de l’état de minorité » reste réalisable. Ainsi, il y a comme une chaîne dialectique entre la contrainte du pouvoir paternel et la libération de cette malédiction qui, en tant qu’expérience réitérée de père en fils, forme l’histoire humaine. Celle-ci n’est jamais une histoire factuelle avec des dates et des événements précis mais une histoire réflexive en laquelle chacun peut se retrouver et percevoir du sens. C’est cette histoire que nous offrent les mythes afin de fournir une signification à nos expériences émotionnelles les plus intimes. Toutefois, si cette chaîne dialectique demeure la seule voie possible pour l’expérience humaine, nous serions tous subjugués par une malédiction héréditaire digne des tragédies grecques. Dès lors, le film nous propose une autre chaîne afin de briser cet anathème fatal et funeste pour la retourner en partie en comédie. Tout comme Zeus a eu besoin de ses frères Titans pour vaincre son père Cronos, Peter Quill a besoin de ses amis Gardiens de la Galaxie pour échapper à son géniteur céleste. Or ces Titans galactiques lui apportent bien plus qu’une aide physique. Ce qu’ils lui offrent en réalité est un lien familial et amical bien plus solide et insécable qu’aucun autre lien génétique. Présent dès le générique du film, ce lien s’oppose totalement à la filiation généalogique pour mettre en avance les affections contradictoires qu’entretiennent les personnages. La dialectique de l’amour et de la haine apparaissait dans l’analyse précédente comme le moteur du récit. Elle évolue pourtant à la fin de l’épopée notamment à travers la chanson The Chain des Fleetwood Mac (1977). Celle-ci revient deux fois dans l’œuvre, ce qui est rare (à l’exception de Brandy qui reste la métaphore centrale de la relation entre Ego et Meredith). Sa première insertion nous est présentée au moment où les Gardiens doivent se séparer en deux groupes : Quill, Drax et Gomora partant pour la planète d’Ego et Groot, Rocket et Nebula restant sur place pour réparer leur vaisseau spatial. Le montage musical insiste particulièrement sur l’instant de la séparation en faisant basculer au premier plan sonore le couplet de la chanson accompagnée d’un ralenti de l’image :

And if you don’t love me now (Et si tu ne m’aimes pas maintenant)

You will never love me again (Tu ne m’aimeras plus jamais)

I can still hear you saying (Je peux encore t’entendre me dire)

We would never break the chain. (Qu’on ne pourra jamais briser la chaîne)            

Les paroles servent ainsi de commentaire des relations contradictoires entre les personnages. D’un côté, Rocket adore Peter mais de l’autre, il ne veut pas le reconnaître, aussi en guise d’adieu, il lui lance des piques telles que « Espérons que papa ne soit pas un gros con comme toi, petit orphelin. » L’ambiguïté dans l’expression des sentiments témoigne de la complexité du personnage qui, exécrable et odieux en apparence, dissimule ainsi sa peur de l’abandon. Dès lors, il préfère prendre les devants et faire fuir les gens avant leur rejet effectif afin d’avoir le plaisir de se dire qu’il avait raison. Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est pourtant là le signe d’un véritable attachement. La chaîne affective dont parle la chanson se manifeste donc à deux niveaux : celui entre soi et les autres aussi bien que celui de l’autodéchirement du soi entre deux pôles opposés. Or loin de nous présenter un conflit exacerbé, le mythe cinématographique cherche par-là à nous fournir une représentation sensible de cette étrange énigme en chacun de nous, celui qui nous fait osciller entre l’amour et la haine simultanés pour un autre être humain. La réponse à la question éthique d’une possible « sortie de la minorité » se résolve ici : l’autonomie ne signifie pas l’indépendance absolue, réduite à la forme d’un soi monadique, mais un dialogue incessant entre le Je et le Tu, entre l’identité et l’altérité, entre l’union et la séparation qui permet à chacun de se libérer de ses tentations narcissiques autant que de sa dépendance affective. En d’autres termes, l’irrationalité des sentiments humains ne s’avère qu’apparente car c’est dans le maintien de l’opposition entre l’unité et la séparation avec les autres que l’homme peut sortir de la prison qu’est lui-même, de la rage qui l’habite et qui l’amène peu à peu à détruire les autres ou à les réduire à une obéissance muette. En cela, la famille que cherche Peter n’est nullement une famille qu’il subit mais celle qu’il réalise. La seconde insertion de la chanson The Chain confirme clairement cette idée.

Ligoté par son père afin d’être usé comme une batterie pour sa dévoration galactique, Peter se ressaisit à la suite du conseil de son père adoptif, Yondu, à savoir qu’il contrôle son pouvoir magique non avec sa tête mais avec son cœur. La chaîne lumineuse dans ce plan s’inverse ici de signification : le lien véritablement sacré est celui du cœur. Le montage alterné montrant différents souvenirs que Peter possède de ses proches (successivement sa mère, Drax, Groot et Rocket, Gamora et enfin Yondu) permet de manifester ce cordon immatériel et pourtant indestructible. Se condense dans cette image, dans ce visage toute la volonté du personnage de s’arracher à la fois du pouvoir tyrannique du père et du narcissisme que ce dernier incarne en vue de conserver ce qui représente à ses yeux trésor inestimable : l’amour authentique qu’il a reçu et qu’il veut maintenant honorer.

Cet amour se cumule à la fin du film autour de la relation paternelle véritable entre Yondu et Peter en réponse d’une part, à celle totalement factice d’Ego et d’autre part, au thème de la maternité du premier volume des Gardiens. En effet, afin d’échapper à la désintégration de la planète d’Ego, Yondu s’est sacrifié pour sauver Peter en lui cédant la dernière combinaison spatial disponible. Cet ultime geste d’affection révèle ainsi à Peter qu’il a toujours eu le père qu’il cherchait parce qu’il l’a toujours aimé comme un fils. Malgré leur divergence et leur rejet respectif qui vont parfois jusqu’à la rancune et l’agressivité, se cache au fond un amour véridique que seule la séparation finale peut révéler. Dès lors, pour insister sur cette métaphore centrale de cet amour père-fils, le film s’achève naturellement sur la chanson Father and son de Cat Stevens (1970). Mais plus qu’une illustration pure et simple, le morceau de musique en embrassant toute la scène finale capture un vaste ensemble de sentiments et de liens affectifs.            

A la suite des funérailles de Yondu où Peter a enfin réussi à exprimer son attachement à son père adoptif, il se retire dans sa chambre pour écouter de la musique sur son baladeur numérique Zune nouvellement acquis afin de décharger son trop-plein d’émotions. Démarre ici la chanson susdite et au même moment, Baby Groot grimpe sur sa cuisse pour réclamer l’un des écouteurs. Ce geste suggère de manière explicite la persistance du rapport père-fils car le fils est aujourd’hui devenu le père et doit apprendre à transmettre le plein d’amour qu’il a lui-même reçu[1]. Mais plus que ce lien pater-filial, la mise en scène embrasse également le sentiment de reconnaissance qui équivaut l’éternité en faisant intervenir l’hommage grandiose des Ravageurs, une bande de pirate de l’espace, qui ont rejeté Yondu à la suite de son trafic d’enfant pour le compte d’Ego. Se renoue ici, dans la mort, ce lien fraternel rompu dans la vie. Passe dès lors en revue différents capitaines pirates puis les membres des Gardiens. Soutenu par la chanson en fond sonore, cette scène est le reflet quasi exact du générique : Baby Groot passe de main en main des protagonistes pour finalement s’endormir sur Drax. La boucle est donc bouclée. L’odyssée que nous propose James Gunn du point de vue de Baby Groot l’a fait donc passer de la colère à l’apaisement, du chaos de la bataille à l’harmonie de la reconnaissance mutuelle voire cosmique.

Entourés des feux d’artifices tirés des différents vaisseaux des Ravageurs, les Gardiens se tiennent ensemble pour contempler ce spectacle qui est autant un hommage à Yondu qu’un geste d’amour dont chaque membre de l’équipage était à la recherche. Leur réunion dans un même plan, sur une même mélodie, tournée vers une même vision, sans tension ni surprise venant rompre l’équilibre, témoigne de leur rapport apaisé aussi bien avec les autres qu’avec soi-même. L’espace infini, vide et muet ne représente plus un lieu effrayant mais se remplit d’une joie étrange et inexprimable (unspoken thing comme disait Gamora). La vitre du vaisseau sur laquelle reflètent les feux d’artifice fonctionne ainsi comme un miroir de la conscience de chacun : on se réjouit du spectacle d’être réuni aux autres tout en étant avec soi-même.
La scène se termine symboliquement sur le visage de Rocket en gros plan versant une larme. Animal abandonné, ensauvagé et ronchon, il a enfin accepté et compris qu’il était aimé et surtout qu’il était digne d’être aimé malgré ses imperfections et son caractère difficile. La larme s’écoulant lentement sur sa joue renvoie à la fois à sa tristesse face à la mort de son alter-ego et à sa joie d’être enfin délivré de l’angoisse profonde de l’abandon. Fidèle à lui-même, James Gunn entretient la complexité et la tension maximale des émotions jusqu’à la dernière image du film, jusqu’à la dernière note de la mélodie.

L’odyssée propre aux Gardiens de la Galaxie s’interrompt ici pour l’instant en dépit de leur rôle non négligeable dans Avengers : Infinity War (2018) où les Gardiens rejoignent la grande épopée des Avengers de manière tout à fait décalée par rapport à l’esprit épique classique. Les relations familiales contradictoires continuent cependant à être explorées, notamment entre Thanos et ses filles Nebula et Gamora. Conscient de cet aspect du travail de James Gunn, les frères Russo n’hésitent pas à élaborer une scène comique dans laquelle Thor explique à Gamora à quel point il la comprend puisqu’il a vécu la même chose avec son père, son frère et sa sœur avant d’être interrompu par un Peter Quill jaloux. La variation trifonctionnelle des Gardiens de la Galaxie s’avère ici loin d’être une extension économique mais bien une composante mythologique indispensable qui permet de traduire ce substrat mythique fondamental que sont les émotions humaines. Cependant, il ne s’agit pas là du dernier mot de la mythologie Marvel.


[1] Dans la scène post-générique de fin, nous retrouvons d’ailleurs Peter entrant dans la chambre en bazar de l’Ado Groot tout absorbé dans son jeu vidéo. Après quelques échanges vifs, Peter termine leur conversation sur ces mots : « Maintenant, je comprends ce qu’a ressenti Yondu… » Une manière ironique d’insister sur le sujet central du film : la relation père-fils.


[1] Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? in. Critique de la faculté de juger, trad. Heinz Wismann. Paris : Gallimard, coll. folio essais, 1985, p. 497.

[2] « La malédiction du progrès irrésistible est la régression irrésistible. » Th. W. Adorno et Max Horkheimer, La dialectique de la Raison,  trad. Eliane Kaufholz. Paris : Gallimard, coll. Tel,  1974, p. 51.


[1] Inventée par le romancier Henry Rider Haggard cette déesse Ayesha, dont le nom provient de l’arabe aisha, qui signifie « vivante » ou « celle qui vit », et également étroitement lié à l’hébreu isha, « femme », représente ici la mère-orge qui dévore et étouffe ses propres enfants à force de vouloir trop les couvrir. Elle incarne ainsi le pendant féminin de Saturne/Ego qui, pour vivre, doit consumer ses progénitures.

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